La corruption mentale

Ce terme de « corruption mentale » m’est venu d’une expérience vécue à la fin des années 90. Nous avons passé deux semaines de vacances en Thaïlande en famille. Nous avons d’abord passé quelques jours dans le nord autour de Chiang Mai, dans un programme de découverte et de trekking. Faire des randonnées dans la forêt tropicale thaïlandaise nous changeait de la fraîcheur escarpée des Pyrénées…


Nous faisions partie d’un groupe d’une trentaine, si je me souviens bien, adultes et enfants ; nous sommes arrivés un jour, à dos d’éléphants dans un village complètement isolé dans la jungle, au bord d’une rivière, qui faisait partie du circuit touristique de cette randonnée.
Nous sommes descendus dans une sorte de paillote surplombant la rivière. Très vite sont arrivées des masseuses, certains d’entre-nous sont allés se faire masser à l’intérieur, les autres restant sur la terrasse rustique pour se désaltérer… L’une des masseuses est arrivée avec ses deux enfants, une petite fille de 4 ans et son petit frère de 18 mois. Pendant que leur mère massait à l’intérieur, les enfants sont restés avec nous.

Tout d’abord, la petite fille a chassé son petit frère très violemment, sans que nous comprenions pourquoi ; il a fini par partir. Puis la petite fille s’est mise à jouer avec nous, surtout avec mon fils qui avait treize ans à l’époque.
Ils jouaient, mon fils lui faisait des chatouilles, elle était très chatouilleuse, elle riait en se tortillant. Ils jouaient…
À moment donné, l’un de nos compagnons de randonnée a pris sa canette pour boire un coup… Subitement, la petite fille tourne la tête vers lui d’un quart de tour, et elle devient insensible, elle n’est plus chatouilleuse, elle est soudain totalement absente au jeu qui la motivait la seconde précédente ! Mon fils s’est trouvé tout bête… il s’est tout à coup retrouvé seul, la relation de jeu avec la petite fille subitement rompue… !! ??
Un moment plus tard, la mère est ressortie, le massage terminé ; alors la petite fille tend la main, et nous demande « 10 baths ». De l’argent ? Pourquoi de l’argent ?

Alors la réalité nous apparaît : la petite fille ne jouait pas, elle travaillait. Et quel travail faisait-elle ? Elle nous vendait son enfance, elle nous vendait son enfance de petite fille de 4 ans !!! Elle faisait semblant de jouer, elle nous donnait ce qu’elle pensait que nous attendions… pour que nous lui donnions ce qu’elle voulait, elle : de l’argent.
Il n’y avait aucune spontanéité dans son comportement de jeu, mais un calcul commercial. Le calcul commercial n’est pas pervers en soi, mais ici il exprime une corruption, car ce que «vendait» cette petite fille, c’était elle-même, elle-même dans son enfance.
Voilà donc pourquoi elle chassait son petit frère : plus petit qu’elle, il lui aurait fait concurrence.  Et il était trop petit pour comprendre, il n’aurait pas su se vendre… Peut-être aussi qu’étant un garçon, se vendre aurait été moins « spontané » ? Elle l’a donc chassé de son terrain de chasse, nous.

Nous sommes tombés de haut, nous étions là en famille, en touristes certes, mais en découverte du pays et des gens… Or nous nous rendons compte que la seule relation que pouvons établir est une relation commerciale, la seule chose qui intéresse ces Thaïlandais, c’est notre argent. En France nous n’étions pas riches, mais en comparaison de leur niveau de vie, pour eux, nous le sommes ; nous sommes pour eux un «matériau touristique» à exploiter… et comme dans toutes les sociétés très pauvres, les enfants travaillent aussi, ici ils travaillaient dans le tourisme où ils vendaient… leur «charme», leur charme enfantin.
J’emploie le terme « charme » à dessein, l’expression « vendre ses charmes » signifiant se prostituer. Et l’on voit bien que cette petite fille qui vend son enfance à 4 ans, a déjà pris le pli. Lorsque le temps éventuel de vendre son corps sera venu, la question de la défense de son intégrité morale ne se posera pas, car elle s’est déjà « marchandisée » elle-même. Je ne pense pas que ses parents aient eu la moindre intention de la «vendre», mais dans le simple rapport commercial touristique, son enfance a une « valeur », qu’elle exploite. Et je suppose qu’elle devait être fière de rapporter quelque argent à la maison, contribuant à l’économie de la famille comme une adulte.
Adulte, elle aura des enfants, dont elle se sentira responsable, qu’elle élèvera dans le sens de leur intérêt, mais avec l’idée qu’ils peuvent se vendre, le cas échéant…

Quand nous pensons aux précautions que nous prenons pour préserver nos enfants de toute exploitation de toute sorte, et que nous nous apercevons que nous participons à cette exploitation, même involontairement… nous nous sentons un petit peu honteux.

Il nous est apparu que le rapport touristique à des populations pauvres n’est jamais innocent, même si nous avons les meilleures intentions.

.                    Corruption mentale, et non corruption morale

Le commentaire de Françoise Arndt ci-dessous montre une incompréhension du contexte culturel dans lequel se sont passés ces faits, ce qui la conduit à porter des jugements erronés sur les comportements, à la fois de la petite fille et de sa mère.
Ce contexte culturel, je l’avais assimilé mais sans avoir conscience, je ne l’ai donc pas évoqué ; je remercie Madame Arndt de l’avoir fait remonter à ma conscience.

En arrière plan des faits que j’ai narrés, il y a la réalité sociale dans laquelle vivent ces familles. J’ai dit que nous étions dans la jungle : il faut se rendre compte que nous voyions pas de route, seulement des sentiers ; ces familles vivaient en communautés dans la forêt (sans doute de variétés ethniques diverses dont je n’ai pas retenu le détail), communautés traditionnelles, archaïques, il est tout à fait possible que les parents ne soient pas alphabétisés, et probable que la petite fille qui avait 4 ans ne soit pas encore scolarisée… et la socialisation des enfants s’effectue dans le cadre de la vie, des valeurs et du mode culturel des communautés.

Dans la vie sociale de ces communautés traditionnelles et archaïques, la socialisation des enfants se réalise par leur participation à la vie domestique et économique et aux responsabilités familiales : les plus grands s’occupent des plus petits. Ceci constitue une grande différence avec notre manière de socialiser nos enfants, où nous les faisons vivre en quelque sorte «en autarcie» dans leur enfance ; nous ne demandons pas à nos enfants de participer aux responsabilités de la vie domestique et économique familiale, cela passerait pour de l’exploitation infantile : je ne suis pas sûr que notre manière de socialiser nos enfants soit totalement bonne…
Cette façon ancestrale de socialiser les enfants, moi je l’ai connue ; à partir de 5 ans au minimum, peut-être plus tôt, j’ai travaillé dans la ferme de mes parents, j’ai gardé les vaches, participé à tous les travaux des champs cueillette moisson, élevage et autres, mes aînés s’occupaient plus de moi que mes parents ne pouvaient le faire ; à 6 ans avant de partir à l’école j’ai guidé la jument pour le hersage (en tendant le bras j’arrivais à peine au licol) l’énorme jument placide me suivait, je ne suis pas sûr que ma présence était indispensable mais je l’ai fait, on me l’a fait faire, et j’en étais très fier… Le jeu ne faisait pas vraiment partie de notre éducation, nos aînés avait du mal à nous placer 1/2 heure de jeu par jour, et à partir de 10 ans j’ai toujours travaillé, 6,5 jours par semaine, seul le dimanche après-midi était libre, et encore… Sauf bien-sûr quand nous allions à l’école, à l’école j’étais en vacances, car j’échappais ainsi au travail de la maison.
Ceci se passait dans les années 50 en France. Et nous étions en transition : nous passions de la vie traditionnelle paysanne domestique, à la vie moderne où la vie des enfants est autonome, c’est à dire qu’elle ne participe plus à la vie professionnelle de leurs parents, c’est récent.

Telle qu’elle nous est apparue, la petite fille était vive, intelligente, dynamique : ce qui démontre une socialisation parfaite dans sa communauté, et sans doute dans une adhésion parfaite avec la moralité de sa communauté ; ce qui signifie que l’éducation de ses parents et sa mère en particulier a été parfaitement maîtrisée… mais dans le cadre de la vie, de la moralité, de la légitimité de cette communauté-là.

Dans le cadre des relations entre communautés de même type, cette socialisation ne pose pas de problème ; où le problème se pose, c’est dans la rencontre d’un autre univers, marchand, touristique, monétaire.
Le problème se situe dans le déphasage entre la socialisation communautaire de la petite fille, et son expression dans les rapports touristiques-marchands, où elle ne remplissait plus des tâches qui la socialisait, mais lui faisait «vendre» son enfance.
Dans sa communauté, son activité tendait à la faire devenir adulte, alors que son activité touristique la faisait régresser vers son enfance, que nous, touristes, nous «consommions», nous ne la voulions pas adulte. Dans le rapport touristique aux populations archaïques, nous touristes, nous projetons notre propre vision de l’enfance telle que nous la pratiquons chez nous, mais qui ne correspond pas à la réalité vécue par ces communautés.

«Il me semble que vous faites TROP de cette enfant de 4 ans, le sujet de SA volonté de SE VENDRE… Selon moi, il y a là IMITATION de l’exemple des adultes, que vous dédouanez vraiment très vite « Je ne pense pas que ses parents aient eu la moindre intention de la « vendre ». Il me semble que vous faites TROP de cette enfant de 4 ans, le sujet de SA volonté de SE VENDRE… Selon moi, il y a là IMITATION de l’exemple des adultes, que vous dédouanez vraiment très vite « Je ne pense pas que ses parents aient eu la moindre intention de la « vendre »… dit Madame Arndt dans son commentaire.
– Je n’ai pas dit que cette enfant de 4 ans avait « la volonté de se vendre », mais je dis qu’elle le faisait effectivement, parce que nous, touristes, nous appréciions cette enfance, non pour qu’elle nous la vende, mais pour partager, pour rencontrer, par curiosité, par empathie et sympathie…
Mais voilà, les touristes sont pour ces populations une ressource à exploiter (au même titre que nous le faisons nous-mêmes), et cette petite fille a été amenée effectivement à «vendre» son enfance.
« Je trouve étrange cette façon d’ignorer que la socialisation de cette enfant de 4 ans se fait ici dans la sphère familiale « mère masseuse » .. La perversion des enfants, à 4 ans, est, selon moi basée, non sur la nature mais sur l’environnement …» redit Madame Arndt.
– Là Mme Arndt fait une erreur : la mère, masseuse, ne se vend pas, elle ; elle vend son massage, c’est à dire sa prestation. Il aurait fallu à la mère une grande capacité d’analyse pour comprendre que sa fille se vendait en jouant avec les touristes… contre rémunération. Donc l’exemple et l’éducation des parents n’est pas en cause.
– D’autre part, je n’ai pas parlé de la perversion de la petite fille, mais j’ai parlé de la perversion du rapport commercial touristique : ce n’est pas la personne qui est perverse, c’est le rapport commercial, dans ce cadre.

Finalement, peut-être que je me suis trompé : peut-être que cette petite fille échappera à la prostitution, mais à condition qu’elle parvienne à assurer sa transition de son univers communautaire à l’univers marchand, tout en gardant l’intégrité morale de son identité communautaire. À mon avis, la dérive suscitée par la rencontre de l’économie touristique est très dangereuse, mais il me semble qu’il est possible de surmonter cette difficulté en en prenant conscience.

Je remercie Madame Arndt de m’avoir permis d’avancer dans mon analyse.

Jean-Pierre Bernajuzan

3 commentaires sur “La corruption mentale

  1. Bonjour, Monsieur,
    Je vous lis assez régulièrement…. tout ne me semble pas forcément pertinent (je préférerais parfois des textes plus serrés/succincts allant à l’essentiel..=pardon, c’est une déformation professionnelle!) mais vous offrez souvent de belles « plages » de discussion…
    Mais j’aimerais réagir ici… Il me semble que vous faites TROP de cette enfant de 4 ans, le sujet de SA volonté de SE VENDRE… Selon moi, il y a là IMITATION de l’exemple des adultes, que vous dédouanez vraiment très vite « Je ne pense pas que ses parents aient eu la moindre intention de la «vendre» » .. Je trouve étrange cette façon d’ignorer que la socialisation de cette enfant de 4 ans se fait ici dans la sphère familiale « mère masseuse » .. La perversion des enfants, à 4 ans, est, selon moi basée, non sur la nature mais sur l’environnement …
    Étrangement, vous pensez comme moi quand vous évoquez cette enfant devenue adulte « Adulte, elle aura des enfants, dont elle se sentira responsable, qu’elle élèvera dans le sens de leur intérêt, mais avec l’idée qu’ils peuvent se vendre, le cas échéant… »

    Je lis « quelque part », dans votre texte sur la « corruption mentale » (terme très violent!) une forme de désir de dédouanement (de la responsabilité) de LA mère de l’enfant … Vraiment très étrange…

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    1. Bonjour Madame,

      j’ai d’abord inséré ma réponse sur le thème de l’article dans le corps de l’article lui-même, car votre commentaire m’a permis de prolonger ma réflexion. Merci.

      Je réponds ici à votre critique : «vous préférez des textes plus serrés/succincts allant à l’essentiel» … Eh bien moi aussi, je préfère ces textes-là !
      Seulement, la particularité de mes publications est que j’émets des analyses, des points de vue… autres que ceux que l’on a l’habitude de lire ou d’entendre. Et les lecteurs me lisent avec leurs propres habitudes de pensée, leur propre univers intellectuel, culturel, mental : il en résulte qu’ils appliquent à mes textes leur propre interprétation, ils me font dire ce qu’ils pensent eux-mêmes, alors que je dis «autre chose». En définitive, ils ne m’entendent pas. Alors j’assène, je répète, je répète encore… mais ça ne suffit pas, car ils demeurent dans leurs habitudes de pensée, dans leur propre univers mental.

      Pour arriver à faire entendre à mes lecteurs ce que je dis, moi : je suis obligé de créer un environnement, un univers de sens dans lequel j’insère mes analyses ; si je ne le fais pas, j’échoue. Et même ainsi, j’échoue encore souvent…

      Par exemple, la vision historique qui prévaut généralement est fausse. La recherche historique la conteste depuis maintenant plus de 80 ans, mais cette vision fausse perdure, surtout auprès des gens cultivés, les lecteurs du Monde. La vision que j’appelle «philosophiste» de monde et de l’histoire où la Grèce et la Rome Antiques ont une place prépondérante, est fausse : la recherche contemporaine des «antiquisants» le confirme. Mais cette vision a été enseignée à des générations d’étudiants ; la remettre en question détruit la représentation du monde qu’elle exprimait : il est très difficile d’en changer. Et quand j’écris, je dois m’opposer à cette vision du monde, je dois imposer la mienne.
      Aussi mon style est lourd, répétitif, très extensif pour créer le contexte de mes éléments d’analyse…
      Sortir de son propre univers de sens est très difficile, surtout quand on n’a pas conscience de le posséder…

      Si j’écrivais comme vous le dites et comme j’en aurais envie, de manière concise, allant à l’essentiel : je serais le seul à me comprendre. Or je ne publie pas pour me faire plaisir, mais pour me faire entendre.

      Bien à vous.

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  2. Merci de votre réponse… Je vous comprends mais je persiste un peu quant à l’écriture… Vous avez raison, selon moi, en ceci que le principe de répétition est fondamental dans l’apprentissage (ce fut un des piliers de ma pédagogie)… et je comprends ce que vous appelez votre démarche …insister jusqu’à ce que votre lecteur comprenne… Le problème réside peut-être en ce que la répétition écrite est différente de la répétition orale… Le principe même de la lecture, ce balayage des mots et des phrases peut être repris … à l’infini si nécessaire par le lecteur qui en sent la nécessité… c’est l’oeil et le cerveau du lecteur ‘actif’ qui répète jusqu’à saisir le sens….. Pas à l’oral… Il me semble donc que la répétition de l’écrit doit être « contrôlée » … Mais je vous l’accorde, ce sont des questions de méthode et sans doute avez-vous raison… Je me suis simplement autorisée à vous communiquer mon avis. Je ne me permettrais absolument PAS de JUGER ici!

    PS! Vous récusez mes remarques… Libre à vous!
    Je m’abstiendrai dorénavant!

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