La violence des jeunes des banlieues est un archaïsme social

« C’est l’absurdité d’une guerre sans fin et sans motif mais avec des victimes. Une guerre des boutons, version urbaine, où les armes blanches ont remplacé les poings et où les adolescents « sans règles » s’affrontent pour défendre leur quartier, leur réputation et leur fierté de jeunes mâles. »

Le début d’un article du Monde que je cite là, exprime bien le sentiment général à l’égard de ces violences.
Mais il exprime davantage l’incompréhension plutôt que l’analyse du phénomène.

Dans son livre : « Une histoire de la violence », l’historien Robert Muchembled décrit la décrue de la violence sociale en Occident :

Depuis le 13e siècle : de l’indice 100 en 1300, on est passé à 1 aujourd’hui.
Au 13° siècle la société se structurait sur l’honneur familial : l’honneur viril, et la pureté des femmes. La loi de la honte régissait cet univers ; le déshonneur qui s’abat sur quelqu’un contamine tous les membres de son clan : la vengeance devient une obligation sacrée pour restaurer l’honneur collectif souillé…
La socialisation des garçons, célibataires, se faisait par l’affirmation de leur honneur viril, par l’affrontement et le combat, en attendant qu’ils puissent se marier.
Leur violence était socialisante. L’intention n’était pas de tuer, mais de blesser, ou d’être blessé, pour établir aux yeux de tous, sa virilité.
À cette époque-là, 1 garçon célibataire sur 1000 était un assassin !
Lieu d’échange, c’est la ville qui a commencé à maîtriser la violence.
Les États n’ont commencé à la réprimer qu’à partir du 16e siècle.
Il s’agissait de contrôler le potentiel meurtrier explosif des jeunes mâles, et limiter la lubricité féminine qui menait à l’infanticide…
Les États ont imposé le désarmement auquel ont résisté les jeunes, nobles, et paysans qui tenaient à leurs traditions.
Contrairement aux idées reçues, la ville et l’industrialisation ont été pacifiantes, alors que les campagnes  ont résisté.
Ce type de socialité paraît universel : on en voit encore des manifestations avec les crimes d’honneur par exemple…

L’avènement du salariat au Moyen-Âge a promu l’autonomie économique et donc sociale, des individus. Il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail.
L’avènement du salariat a induit celui de l’individualisme.
Au fur et à mesure qu’il se développe, l’individualisme instaure une socialisation individuelle directe sans passer, ou de moins en moins, par les groupes… familiaux, villageois… Cette socialisation individualiste implique chacun, chaque individu donc, dans la société globale. Elle instaure de plus en plus une relation de responsabilité individuelle par rapport à l’ensemble, et relègue au second plan l’appartenance au groupe.
L’individualisme, par l’identification directe des individus à l’ensemble social, a promu leur responsabilité à l’égard de cet ensemble.
Tandis que la socialisation par l’identification au groupe n’engage la responsabilité des individus que par rapport à ce groupe. Or il faut savoir qu’un groupe n’existe que par rapport, que contre d’autres groupes : il est donc logique et rationnel qu’ils s’affrontent. Cet affrontement violent les identifie les uns par rapport aux autres. Cette violence est identitaire.

Alors pourquoi cette violence, grégaire, existe-t-elle encore aujourd’hui, dans notre société individualiste ?
L’historien observe que ce sont toujours les mêmes populations qui sont en cause : les adolescents célibataires mâles, qui n’ont pas encore acquis de statut social établi.
La violence s’exprime dans le processus de socialisation, elle est donc un rapport à la société, elle n’est pas intrinsèque aux individus, elle est un moment de cette socialisation. La construction de l’individualité se réalise dans le rapport aux autres, au monde.
La socialisation individualiste projette les individus vers la société, le monde.

Les adolescents en difficulté n’y arrivent pas, ils n’ont pas la capacité de s’imaginer, de se projeter dans le monde. Alors si les conditions sociales et locales s’y prêtent, ils se réfugient dans une société restreinte où ils se sentent en sécurité.
Ce qui les motive, c’est la peur d’un monde pour eux inaccessible. Ils craignent moins la violence qu’ils se font subir.

L’identification produit la légitimité. En s’identifiant à une personne ou une entité quelconque, on lui reconnaît une légitimité.
En s’identifiant au groupe, c’est à lui qu’ils reconnaissent la légitimité…
Ne s’identifiant pas à notre société démocratique dans laquelle ils sont en échec, ils ne reconnaissent pas de légitimité à nos institutions, ils les reçoivent comme des arbitraires illégitimes.
Ainsi, ils rejettent ces institutions démocratiques : police, justice, école… comme étrangères et ennemies. En les affrontant, ils affirment leur propre identité -grégaire-.

Cette violence grégaire est un archaïsme anté-individualiste, anté-démocratique, anté-Droits de L’Homme. Grégaires, ils n’ont pas accès aux Droits de l’Homme, qui sont ceux de l’individu autonome.

Cet archaïsme n’est pas prêt de disparaître, il réapparaîtra chaque fois que la socialisation individualiste sera en échec, comme si ce grégarisme violent était notre matrice originelle…

2 commentaires sur “La violence des jeunes des banlieues est un archaïsme social

  1. Comme vous le savez, cher ami, j’ai passé quatre ans à préparer un doctorat sur l’agressivité humaine. J’ai tenté d’articuler à défaut de pouvoir concilier les thèses adverses soutenues par l’éthologie, la psychanalyse, la sociologie et l’histoire. Je vois que vous avez commencé à chercher vous aussi. Fort bien : cherchez c’est complexe.
    Bon courage

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    1. Si vous lisez attentivement mon texte, vous observerez que je ne traite pas d’agressivité comme vous, mais que j’essaie d’analyser les conditions de l’expression -sociale- de la violence.

      L’analyse de l’agressivité, ou de la violence d’ailleurs, en soi, ne m’intéresse pas, car je ne crois pas que cette connaissance, en admettant qu’on arrive à cette connaissance, puisse mener à une maîtrise ou à une action…

      Non, mon analyse porte sur -l’expression sociale- de la violence, sur les conditions sociales de cette expression.
      – L’historien montre que la violence homicide a baissé de 99% depuis le 13°siècle : peut-on toujours parler d’agressivité ou de violence en-soi, quand on observe qu’elle peut varier de 100 à 1 selon les conditions sociales différentes ?
      – J’ai souvent relaté que j’étais un adolescent extrêmement violent : je connais donc la violence de l’intérieur. Mais je n’ai jamais participé ni de près ni de loin, à la moindre violence sociale… non par moralité particulière, mais pour la raison exactement contraire à celle que je présente dans mon texte :
      – Pour moi, le groupe représente l’illégitimité absolue, c’est à dire le mal absolu ! C’est à dire que ma violence me servait d’abord à me défendre contre le groupe, les groupes… vous voyez la différence ?
      Pour moi, me grégariser m’aurait fait renoncer à ma légitimité, chose absolument impossible, c’eût été me suicider… alors que les jeunes-mâles-célibataires en bandes dont j’analyse le comportement RECHERCHENT une légitimité en se grégarisant.

      Ce que j’analyse-là, c’est une socialisation qui produit des expressions sociales violentes, et à mon avis c’est vers la socialisation qu’il faut chercher, puisque selon la socialisation pratiquée on obtient des taux de violence qui varient d’une manière extraordinaire…

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