C’est le social qui est naturel chez l’humain.

 

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Un lecteur m’a adressé un message :

 Merci pour votre réponse (1). Les choses sont un peu plus claires maintenant. J’aimerais soumettre à votre appréciation une réflexion que j’ai menée hier donc voici le texte :

On a décodé, décrypté la nature pour coder le social. On a réussi dans une certaine mesure à apprivoiser cette nature dont Galilée disait qu’elle est assimilable à un livre écrit en langage mathématique. Mais à la suite de ce brillant exploit on a tôt fait de coder le social ; un peu trop d’ailleurs ; au point de pervertir l’idée même de socialisation : trop de règles, trop de codes, trop de lignes comportementales à adopter pour assumer son identité à l’égard des siens. Où est la spontanéité ? où est l’improvisation ? que vaut la liberté dans ce contexte d’hyper-socialisation qui homogénéise les comportements, les rend routinier, monotone. Plus il y a de normes, plus les règles sont nombreuses et rigides, plus les rapports humains en terme de contact deviennent difficiles. La société occidentale en est la parfaite illustration : il faut une carte pour entrer dans telle discothèque, il faut réserver à l’avance pour avoir la garantie de manger dans tel restaurant, il faut prendre rendez-vous pour se parler faute de temps, il faut connaître telle fille pour la courtiser. Sur ce dernier point précisément, les gens préfèrent aller se draguer sur les réseaux sociaux et autres sites de rencontre mais évitent de se parler dans la rue, dans les transports, dans les amphi, etc…

 

Non. Votre point de vue de départ est erroné : vous avez le sentiment que de plus en plus de règles, de codes, de lignes comportementales emprisonnent notre liberté, que plus les règles sont nombreuses et rigides, plus les les rapports humains deviennent difficiles… Non, c’est tout le contraire.
Vous dites : « On a décodé, décrypté la nature pour coder le social », c’est absolument faux. Vous prenez un moment de notre longue histoire, puis vous extrapolez à partir de là. En outre, vous faites dépendre le social de la nature, comme si on avait copié la nature…

En fait, la nature humaine est sociale, c’est le social qui est naturel chez l’humain.

L’humanité ne peut exister sans le social, c’est par le social qu’elle existe. La nature n’est donc « extérieure » à l’humain, elle n’est pas seulement biologique, végétale ou animale. Elle est aussi sociale, c’est à dire que les relations entre individus déterminent et structurent à la fois leur façon de vivre et les organisations collectives ou plutôt d’abord grégaires.

La nature biologique végétale ou animale n’est pas la base naturelle de l’humain, c’est le social. Il faut partir du social pour comprendre tous les autres aspects humains.

D’autre part, vous oubliez les rapports de la nature et du social dans les civilisations autres que la nôtre : ont-elles, elles aussi, décodé la nature pour coder leur social ? Depuis toujours, depuis les plus anciennes sociétés primitives, on a cherché à se comprendre en interprétant la nature, et en s’interprétant par rapport à la nature. Mais chacune de ces sociétés primitives a inventé sa propre interprétation, et ce qui est déterminant c’est – l’interprétation – qui est précisément humaine, c’est à dire qu’elle est produite par les relations sociales de chacune de ces sociétés primitives, et des autres ensuite. Le rapport à la nature s’inscrit dans le rapport de chacune de ces sociétés à elle-même, et là, intervient la dimension religieuse : la notion de nature et celle du divin ont tendance à se confondre pour exprimer la fatalité, le « fatum », le destin inéluctable, qui s’imposent aux humains et qu’ils doivent subir… C’est en se rationalisant et en maîtrisant les données « naturelles » que ces sociétés parviennent à orienter leur avenir et à échapper à leur fatum. Ainsi, c’est dans ces sociétés archaïques que la nature et le social ont été le plus confondus, beaucoup plus que dans notre société occidentale rationnelle et individualiste.

En Occident, nous sommes devenus une société « d’individus et de semblables », c’est à dire une société individualiste. Nous sommes passés d’une société grégaire à une société individualiste. La socialisation individualiste a commencé avec la société occidentale elle-même au IV° siècle à la fin de l’empire romain et jusqu’à aujourd’hui, c’est un très long processus. Les derniers vestiges grégaires viennent de disparaître avec la fin de la société paysanne et celle de la classe ouvrière massive. Aujourd’hui, nous sommes une société uniquement individualiste, c’est une première dans l’histoire de l’humanité.

Vous estimez que l’on code trop le social :

« trop de règles, trop de codes, trop de lignes comportementales à adopter pour assumer son identité à l’égard des siens. Où est la spontanéité ? où est l’improvisation ? que vaut la liberté dans ce contexte d’hyper-socialisation qui homogénéise les comportements, les rend routinier, monotone. Plus il y a de normes, plus les règles sont nombreuses et rigides, plus les rapports humains en terme de contact deviennent difficiles ».

Votre perception est totalement fausse. Dans la réalité – historique -,  c’est la société grégaire qui est homogène, qui impose ses codes rigides avec sa routine et sa monotonie. Tandis qu’aujourd’hui dans notre société individualiste, chacun peut choisir son comportement, ses habitudes, vous pouvez le voir par exemple en matière sexuelle : aujourd’hui on peut voir tranquillement des homosexuels, transgenres, etc, dans la société grégaire très normée c’était impossible. Je peux en témoigner : je suis né paysan et dans la société paysanne de l’époque le conformisme était oppressif, l’homogénéité de la société grégaire reposait sur ce conformisme – qui a disparu.

Non. Dans notre société individualiste d’aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus libres de choisir les codes qui nous conviennent… mais nous devons les assumer personnellement, individuellement. C’est à dire que nous devons en prendre personnellement et individuellement la responsabilité. J’insiste sur les deux termes : personnel et individuel. Car la responsabilité qui nous incombe dans cette société-ci est personnelle, c’est à dire qu’elle engage chacun de nous, et individuelle, c’est à dire que nous devons l’assumer seuls, sans l’approbation ou le soutien des autres. Finalement, le conformisme grégaire qui s’imposait à nous était bien plus confortable quoique oppressif, nous n’avions pas à en assumer la responsabilité.

La liberté de notre individualisme est d’abord une exigence, et nous nous socialisons sur la base de cette exigence. C’est plus difficile certes, mais bien plus exaltant. Courage !

Jean-Pierre Bernajuzan

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