L’humilité

L’humilité est une valeur paradoxale, elle affirme une supériorité morale par le renoncement à toute supériorité sociale !
Tout d’abord il ne faut pas confondre l’humilité avec la modestie. La modestie, fausse ou non, sert à se situer dans une hiérarchie sociale, tandis que l’humilité sert à s’en abstraire.

.                      L’humilité évangélique

Je pars de l’humilité évangélique. À l’époque l’humilité est une valeur contraire à tout l’ordre social existant. Chez les Romains, être c’était paraître ; on « était » dans la mesure où l’on « paraissait », c’est à dire que l’on « était » au regard  des autres : pour être plus, il fallait paraître plus, d’où la nécessité d’acquérir de la richesse, de la puissance et du prestige, dans une stratégie sociale et familiale car le statut social de chacun dépendait de son appartenance à une famille, un clan, et de sa place en leur sein.

Heureux les pauvres en esprit,
car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les doux,
car ils recevront la terre en héritage.
Heureux les affligés,
car ils seront consolés.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice,
car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs,
car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix,
car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice,
car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on vous calomnie de toutes manières à cause de moi.
Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux.

Les Béatitudes évangéliques prennent le contre-pied de l’ordre social existant qui privilégiait la richesse, la puissance et la gloire.
Le point fondamental est la légitimation des « petits », des faibles, des souffrants, des pauvres, des persécutés… en un mot des victimes ; alors que la richesse, la puissance et la gloire légitimaient les vainqueurs, les dominants, les persécuteurs.
Cette légitimation se fait au nom de Dieu, Dieu étant ici le principe légitimant.
Dans les mythologies grecque latine ou autres, au contraire, ce sont les héros qui sont légitimés, les vainqueurs ; s’ils ont souffert, leur souffrance est sanctifiée par leur victoire. On a donc ici un renversement de légitimité qui augure d’un renversement social puisque ce n’est pas par leur victoire qu’ils seront sanctifiés, ils seront reconnus, légitimés, dans leur pauvreté, leur petitesse, leur faiblesse…

L’humilité s’inscrit dans la problématique de la révélation évangélique qui est plus profonde, elle révèle et dénonce le sacrifice, et le sacrifice d’innocents, victimes donc. Même sans être croyant, chacun sait que Jésus-Christ était innocent. La civilisation chrétienne qui découle de cette révélation est fondée sur l’innocence du sacrifié, alors qu’auparavant le système sacrificiel reposait sur sa culpabilité, cette culpabilité du sacrifié fondait la structure dynamique des sociétés qui le pratiquait, qui y croyaient… depuis l’aube des temps humains.
Cette révélation évangélique constitue donc un bouleversement radical dans l’histoire humaine, car au fur et à mesure qu’elle entre dans la conscience des sociétés elle en détruit l’efficacité sacrificielle, elles ne peuvent donc plus persévérer, toutes les cultures fondées sur le sacrifice sont détruites et disparaissent.

.                     L’humilité mimétique

L’humilité s’inscrit aussi dans la structure mimétique de l’être humain ; être humble consiste ici à ne pas céder au mimétisme, à ne pas céder au désir mimétique de la rivalité, de l’affrontement, de l’envie, de la vengeance, de la rancune… en même temps que de celui de la fusion qui débouche sur le sacrifice, l’un s’articulant à l’autre.
Le désir mimétique fait de « l’autre » un double, un double de soi, comme un miroir ; de cette manière on reste fermé à l’autre, on ne l’entend pas, on ne le reconnaît pas, on l’ignore, on le méconnaît, on projette sur lui nos propres désirs… et dans la réciprocité. L’altérité qui en résulte est une altérité violente, où l’honneur qui est la valeur première, exprime à la fois l’affrontement rivalitaire/hiérarchique et l’appartenance grégaire, l’individu n’y est que représentant de son groupe et n’a de valeur que par son appartenance.
L’humilité est une forme pacifiée d’altérité, par le renoncement à l’affrontement hiérarchique réciproque et par l’individualisation de cette altérité.
Toutes ces valeurs mimétiques sont au fondement de la structure grégaire des sociétés, où la lutte pour la suprématie et la domination constitue la base de la vie sociale ; dans ce cadre, la valeur de l’individu varie selon sa place sociale, il a donc des droits différenciés selon l’intérêt du groupe.

.                    L’humilité sociale, juridique et politique

L’humilité valorise l’individu, lui reconnaît une même dignité et légitimité sans référence à sa place ni sa condition sociale, cette reconnaissance s’inscrit dans la dénonciation du sacrifice qui dispose de lui au profit de la communauté, du groupe.
Cette valorisation de l’individu légitimé induit une socialisation qui le respecte ; progressivement la société se construit sur la base de cette légitimité individuelle.
L’humilité est bien la base de cette valorisation de l’individu car pour que l’individu soit légitime en-soi, il faut que tous les individus le soient, c’est à dire qu’ils échappent à la hiérarchie sociale et grégaire.
Par l’humilité l’individu prend le pas sur le groupe, la société alors se dé-grégarise, en s’individualisant. La société devient structurellement individualiste.

Pourtant l’humilité en soi ne produit pas ces effets sociaux, c’est l’émancipation des individus à l’égard de leur groupe familial qui le fera, c’est leur autonomie qui effectuera cette structuration individualiste des sociétés occidentales.
Cette émancipation a résulté de la volonté de l’Église catholique de remplacer la filiation charnelle par la filiation spirituelle, elle en est un effet pervers en quelque sorte, mais le résultat est là : les individus autonomes constituent la société qui advient.
De cette autonomie est issue leur égalité entre-eux, puisqu’ils ne sont plus rattachés à la hiérarchie grégaire-familiale, et cette égalité individualiste est le fondement de notre société humaniste et démocratique qui produit des effets extraordinaires : par exemple n’importe qui, enfant ou adulte, sera soigné comme n’importe quel autre, aussi puissant riche ou prestigieux soit-il (en France du moins) !

L’humilité est bien le fondement de l’égalité par la maîtrise mimétique qu’elle contrôle, par l’individualisation et la dés-appartenance qu’elle légitime, en définitive par l’altérité pacifiée qu’elle établit.

2 commentaires sur “L’humilité

  1. L’humilité, être humble n’est pas forcément être dans l’humilité. Dans humilité, une des racines commune est le verbe humilier. Quelque part accepter l’humilité, c’est aussi se confronter à l’humiliation. Une vie humble ne signifie peut-être pas une acceptation des humiliations, mais plutôt le choix d’un mode de vie respectueux des autres et de l’environnement. L’ajout de -lité à un mot le modifie, par exemple la nullité, ou encore la sociabilité peuvent être considéré. Dans la nullité, il peut y avoir une qualification péjorative vis-à-vis de l’autre, voire la qualité d’un jeu, de la même façon cela pourrait être l’égalité des scores. La sociabilité peut s’entendre comme la capacité d’un individu à se gérer parmi les autres, être sociable, ce au deux sens d’être nom ou verbe…

    Prétendre que l’humilité est le fondement de l’égalité n’est pas si évident, qu’elle puisse apporter une meilleure équité non plus. Dans équité est retrouvée cette -ité comme dans égalité, si l’on s’amuse à la remplacer par -able, il est loisible d’observer qu’égalable et équitable ne peuvent pas se raccrocher au mot société de la même façon. Parlons donc humblement d’une société équitable facteur de pacification où l’humilité à son rôle. Les humiliations et les frustrations, inéluctables à tout fonctionnement social, qui pourraient être parmi les moteurs du développement de la construction de l’individu, de sa personnalité et de son intelligence sont à considérer.

    Il est certain que la capacité d’aucuns à être humble ou modeste peut huiler le fonctionnement social lorsqu’il accompagne une grande spiritualité. Plus que l’égalité, l’équité sociale peut favoriser un vivre ensemble acceptable.

    J’avais un blog, il était tellement transparent qu’il est devenu invisible. Je m’intéresse donc à votre blog…

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  2. Bonjour jivago,

    mon propos est différent de celui que vous exprimez, vous parlez de l’humilité en tant que comportement personnel, alors que je mets en perspective l’évolution des fondements des valeurs sur lesquelles fonctionnent les sociétés.
    Pour qu’aujourd’hui notre droit puisse reconnaître l’égalité -de droit- entre tout individu, quel que soit son statut social, son âge, son sexe, son origine, son ethnie, sa religion… il a bien fallu que les bases de cette égalité aient été établies car elles n’existaient pas à l’origine. Rendez-vous compte : un nouveau-né de n’importe quelle origine a les mêmes droits que les plus riches et les plus puissants… aux soins médicaux par exemple.

    Je dis que l’établissement de ces bases a été une subversion radicale de l’ordre ancien, hiérarchique, inégalitaire donc, dans lequel la valeur de chacun était basée sur son appartenance à un groupe familial et autres et de sa place dans ce groupe.
    Pour que ce changement ait lieu, il a bien fallu que la base des valeurs ait changée : l’ordre ancien était basée sur le prestige, la richesse et la puissance, valeurs inégalitaires, alors que l’ordre nouveau, le nôtre, est basé sur l’égalité de tous et de chacun.

    Vous parlez du comportement de chacun, mais dans un ordre social-juridique égalitaire.
    Dans cet ordre égalitaire, l’humiliation dont vous parlez est une tentative de rétablir un rapport inégalitaire, ou plus exactement un «ressenti» de rapport inégalitaire, et c’est ce ressenti qui est humiliant, à condition qu’on le ressente.
    Rester humble face à l’humiliation, c’est ne pas la ressentir, ne pas lui céder ; pour cela il faut surmonter ce sentiment, ne pas lui céder. La figure idéale de cette humilité est Jésus-Christ : on l’humilie, on veut l’humilier… mais lui, il n’est pas humilié, parce qu’il le refuse, parce qu’il ne cède pas. Et il ne cède pas parce qu’il ne se place pas en rivalité mimétique avec ses interlocuteurs, car les rapports inégalitaires d’humiliation sont mimétiques.

    Vous parlez d’humilité, d’équité, d’humiliation, de fonctionnement social… comme si toutes sociétés de tous temps étaient identiques, alors que nous vivons dans une société égalitaire. Essayez d’imaginer comment nous nous comporterions dans une société inégalitaire où notre statut social serait déterminé par notre appartenance à une classe, une caste, comme en Inde par exemple !!
    Vous ne vous rendez pas compte que les comportements dont vous parlez sont déjà pré-déterminés par l’ordre égalitaire dans lequel nous vivons.

    Mon propos, tout au long de ce blog, est d’aller au delà des apparences immédiates pour rechercher les fondements, – et la genèse – car les choses se sont faites pour pouvoir exister, de la réalité de notre monde et de notre manière d’être.

    JPB

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