Notre aberrante « modernité archaïque »

 

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À chaque époque, les gouvernants tâchent d’adopter des politiques qui adapteront croient-ils leur pays au monde qui advient. Il s’agit donc d’une projection vers le futur, faite à partir de leur interprétation du passé, et avec les moyens d’agir qu’ils pensent avoir à ce moment-là, et ce, dans un monde dynamique duquel ils ne peuvent s’abstraire sous peine d’en être exclus et de perdre toute influence et tout pouvoir.

La « modernité archaïque », une idéologie du XIXe siècle toujours active

Nous sommes héritiers, en Occident et en France particulièrement, d’une idéologie du XIXe siècle qui affirme notre origine antique grecque et romaine. Elle a été adoptée parce qu’elle était prestigieuse, qu’elle affirmait la supériorité de l’Occident et qu’ainsi, elle permettait de justifier la colonisation. C’était une idéologie nationaliste et colonialiste qui a unifié les progressistes et les conservateurs, les républicains et les royalistes, enrôlant même la philosophie des Lumières pour « éduquer » les peuples colonisés prétendus inférieurs. C’est donc une idéologie très réactionnaire qui a embarqué l’ensemble des partis politiques et philosophiques, très rares sont ceux qui ont protesté. C’est cette idéologie qui perdure quand Sarkozy, et Macron aussi, affirme que l’Africain n’est pas entré dans l’histoire. Cette idéologie nous donne une vision inégalitaire à la fois des autres et de nous-mêmes : nous ne considérons pas les Africains par exemple comme nos égaux, c’est pourquoi nous nous permettons de leur parler comme nous le faisons.

Les historiens du XIXe siècle qui ont inventé cette idéologie ont enfoui le Moyen-Âge dans les ténèbres et ont promu l’Antiquité comme fondement : c’est une « archaïsation » sur laquelle ils fondaient la modernité, l’Antiquité devenant la modernité, contre le Moyen-Âge (Joseph Morsel pages 37 à 53). Les historiens ont abandonné cette idéologie dans les années 1920, les antiquisants la récusent depuis plusieurs décennies, mais elle continue à être diffusée, par les philosophes car elle leur a donné la place d’honneur en établissant une continuité (fallacieuse) de la pensée occidentale depuis l’Antiquité, par les littéraires parce qu’elle donne une ampleur incomparable à leur imaginaire et par les psychanalystes parce que leur discipline a été inventée à l’époque où cette idéologie était florissante et que Freud a appuyé ses concepts sur la mythologie grecque. Dans l’enseignement, les humanités la reprennent indéfiniment, ce qui fait que toute la population instruite en est imprégnée. Les sciences sociales l’ont abandonnée et récusée mais elle continue à guider le jugement et les décisions des politiques comme du public.

De l’absolutisme monarchique à l’absolutisme étatique-républicain

De Gaulle, qui a créé la Ve République qui perdure, est un homme du XIXe siècle. Il a vécu sa jeunesse à l’époque où la république disputait encore le pouvoir à la monarchie. Il faut se rappeler que la phase pétainiste a été le dernier sursaut contre la république, « la Gueuse ». Il est le contemporain de tous ces enjeux, il était aussi royaliste que républicain, mais conscient de l’époque dans laquelle il vivait, il n’allait pas relancer une guerre civile en essayant de restaurer une forme institutionnelle abolie et antidémocratique, d’autant plus que pour accéder au pouvoir il devait obtenir les suffrages des Français.
De Gaulle concevait l’État comme une continuité de la monarchie absolue, il a conçu une constitution républicaine, absolue en quelque sorte, mâtinée de démocratie, où l’État primait toute autre instance, y compris la société qu’il mettait ainsi sous tutelle. C’était une conception du monde très partagée, il lui a donné une structure constitutionnelle très solide qui défie toutes les réalités sociales qui s’y cassent les dents. Aussi, les « évènements » de mai 68 l’ont désarçonné : cette France-là n’était pas celle dont « il se faisait une certaine idée ». Ce qu’a oublié De Gaulle plus encore que les autres, c’est l’évolution de la société. Il voyait le pays par le haut, par les structures de pouvoir, tandis que le bas, la société, c’était « l’intendance qui suivrait ». Mai 68 lui a démontré qu’il n’en était pas ainsi. De Gaulle était un homme traditionnel qui basait l’organisation des institutions sur des rôles sociaux traditionnels (une femme au gouvernement ? pour un ministère du tricot ?) alors qu’ils étaient précisément en mutation radicale. L’inadéquation des structures étatiques à la socialité en transformation profonde est un handicap que la solidité de la Ve république fige.

Ne pas confondre la citoyenneté et la socialité

À la base de cette inadaptation, il y a une vision générale fausse des déterminants de l’évolution. Telle qu’elle nous est présentée, l’évolution de notre civilisation a été déterminée par la philosophie, rationalisante, la science, la technique, le politique et l’économie. Or, ce qui précédé à cela, c’est une évolution de la socialisation. De grégaire elle devenue progressivement individualiste, légitimant les individus en les émancipant de leurs appartenances grégaires familiales et devenant ainsi la base rationnelle de l’ordre social, puis de l’ordre politico-juridique. La philosophie n’a fait qu’accompagner le mouvement en formulant les attendus de la nouvelle socialité, elle a justifié le nouvel ordre politique. La démocratie n’aurait pas été possible sans l’émancipation des individus car il fallait que les individus soient légitimes en tant que tels, sans appartenance, pour que leur vote ait une valeur en soi. La légitimité des individus a nécessairement précédé leur reconnaissance politique comme citoyens.

Encensé ou vilipendé, notre droit social consacre la minorité des salariés

Dans la société occidentale les individus sont des agents sociaux avant d’être des citoyens. En tant que citoyens ils sont légitimes, mais socialement ils ne le sont qu’en fonction de leur statut social. Ainsi, je me suis rendu compte que les salariés étaient considérés comme des mineurs (des enfants). J’ai été choqué. Mais tout le monde s’en accommode, les partis politiques de tous bords, les syndicats réformistes et les autres encore davantage, personne ne songe à remettre leur minorité en question. Notre droit social, encensé ou vilipendé, consacre la minorité des salariés. Je viens de découvrir à l’occasion des débats sur la réforme du code du travail que les chercheurs eux-mêmes considéraient explicitement les salariés comme des mineurs en raison de leur dépendance et donc de leur vulnérabilité vis à vis de leurs employeurs. Même à ces chercheurs l’incohérence et la contradiction de la minorité des salariés qui représentent 90% de la population active n’apparaît pas, dans un régime démocratique où ils sont censés choisir la politique qui sera menée par le biais des élections ! Comment peut-on penser un bon fonctionnement de la société, d’un pays, d’une démocratie, si l’on considère que l’immense majorité de la population n’est pas majeure ? Il y a une contradiction entre la citoyenneté des individus et leur socialité. La démocratie républicaine a apporté la citoyenneté aux salariés, mais pour leur socialité ils ne sont pas sortis de l’Ancien-Régime.

Le développement d’un pays se réalise par l’articulation et la synthèse dynamique des trois entités, société-économie-État

L’évolution-développement de l’un se prolonge et s’articule nécessairement aux autres. Dans notre cas, l’évolution de la société est première, passage d’une socialisation grégaire à une autre individualiste-salariale, qui produit une évolution politique, république démocratique, ainsi qu’économique, révolution industrielle… C’est l’avènement du salariat, support de l’émancipation des individus, qui a suscité le développement des autres entités (1), la comparaison avec les autres civilisations le démontre. Mais les salariés restent dominés. Avec le développement de l’individualisation et de l’autonomie des salariés-individus, on doit passer à une autre intégration et une autre synthèse des trois entités. Le développement de la productivité nécessite aujourd’hui l’implication subjective autonome des salariés et leur coopération : vouloir leur soumission en les précarisant devient de plus en plus contreproductif. Sur le plan politique, ils devraient contribuer à l’élaboration positive et non plus subie de l’organisation de la production et du droit.

La société et l’économie progressent, tandis que l’État et le politique régressent et s’archaïsent

On a donc deux entités qui progressent selon leur propre logique, société salariale et économie, mais l’entité étatique régresse, s’archaïse. Au lieu d’affiner sa démocratie pour faire contribuer les « citoyens-salariés » à l’organisation productive et distributive, l’État perpétue leur soumission dans une position de mineurs irresponsables en imposant ses dictats. 60 ans après De Gaulle, Macron aggrave l’absolutisme étatique gaulliste, et pour le justifier, fait carrément retour sur la figure du roi, faisant semblant de présumer qu’elle manquerait aux Français. Je qualifierais la pensée de Macron de « superficialité opportuniste ». En effet toute sa prétendue pensée consiste à justifier ses pleins pouvoirs présidentiels : comme il ne peut s’appuyer sur aucune légitimité politique ni sociale ni institutionnelle préalable, il est obligé de justifier sa personne propre, alors que De Gaulle avait déjà une légitimité avant de prendre le pouvoir et ses successeurs étaient les chefs de leurs partis. Il réagit à l’attitude de Hollande qui a voulu être un président normal, c’est à dire comme tout le monde. La contradiction était évidente, s’il voulait être un président normal il fallait qu’il renonce à décider de tout à la place de tout le monde, mais pour cela il fallait qu’il remette en question la structure des institutions gaullistes, ce qu’aucun président n’a fait, trop heureux de l’extraordinaire pouvoir que la Ve république leur donne. La dérive gaulliste a commencé dès le début : De Gaulle décidait beaucoup moins que tous ses successeurs, chaque nouveau président décide davantage jusqu’à la quasi disparition du Premier Ministre, pourtant seul responsable devant les élus de la nation. Emmanuel Macron prétend moderniser la France par une régression de la démocratie parlementaire au profit de l’administration à ses ordres. Cette régression politique-démocratique aura forcément des répercutions sur la démocratie sociale-économique, ce qui aggravera leurs difficultés.

L’urgence prioritaire, c’est la modernisation de notre démocratie pour qu’elle fasse participer de manière responsable tous les acteurs sociaux et politiques à l’ensemble de la vie collective nationale. C’est l’inverse de ce qui est fait et qui s’aggrave à chaque élection d’un nouveau président.

Jean-Pierre Bernajuzan

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