« C’est par le désir mimétique que nous sommes sortis de l’animalité »

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J’ai reçu ce message d’une correspondante :
Bonjour Jean-Pierre, vous qui appréciez tant cet immense philosophe René Girard, avez dû être heureux que Michel Zink, cette autre intelligence, soit élu à son fauteuil d’académicien. Sur le site de l’Académie française, je viens de lire le vibrant hommage que Michel Zink a rendu à René Girard. C’est tantôt enlevé et joyeux, tantôt empreint d’une grave émotion. Un plaisir de lecture.
Amicalement. CH

Mon désir mimétique et sa violence

Merci CH.
Je ne suis pas, à proprement parler, un « lecteur » de René Girard.
J’ai découvert René Girard en 1978, un soir d’hiver sur France-Culture, j’avais 30 ans : j’ai entendu un type que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas, qui racontait ce que je vivais depuis l’âge de 7 ans, avec les mêmes intuitions et les mêmes références ! Ceci, je l’ai reçu et vécu dans ma très nombreuse fratrie dont je suis le petit frère, et en adéquation totale avec l’Évangile, contre mes parents, contre la société et contre l’Église.

En effet, le « mimétisme de mon désir » m’a été révélé à 7 ans. Cette révélation a déterminé toute ma vie. J’ai pris conscience que j’imitais un autre désir, que l’objet de mon désir imité ne m’intéressais pas, que ce désir imité était une illusion : or une illusion, ça n’existe pas, c’est quelque chose qui n’existe pas. Si je me construisais sur ce désir illusoire, je n’existais pas. Si je cédais à mon mimétisme, je me néantisais ! À partir de là j’ai mené une résistance absolue contre mon mimétisme, contre ce « désir malgré moi », c’était pour moi une question de survie. Ce refus absolu du mimétisme m’a finalement mené à l’égalité car la hiérarchie sociale est fondée sur la compétition mimétique.

Puis j’ai découvert que toute la société (la société paysanne de mon enfance) était mue par ce désir mimétique. Étant conformiste, elle essayait de m’imposer sa façon d’être mimétique : non seulement je devais lutter contre mon propre mimétisme, mais je devais aussi lutter contre celui auquel ma société, mes parents et l’Église voulaient me contraindre.
J’ai réagi très violemment, et c’est par ma violence que j’ai tenu tout le monde à distance.

Je suis violent, très violent, je l’ai toujours été et j’ai toujours su que je l’étais.
Mais adolescent, ma violence est devenue extrême, elle menaçait de me submerger à tout moment, j’en avais le vertige. Heureusement que la société était là pour m’empêcher de m’y laisser aller… Et je voyais bien que cette violence était omniprésente. Heureusement que la société était là pour la maîtriser…
Et là, je me suis posé la question : la société n’a pas toujours existé, comment les humains ont-ils pu maîtriser leur violence avant que la société ne se soit structurée ?
Avant, il y avait des structures sommaires… Oui mais avant, avant, au tout début ?
Je comprenais bien qu’une fois qu’un système avait commencé à se mettre en place il se soit développé, mais comment a-t-il pu commencé à partir de… rien ? Parce qu’il s’est développé, et systématiquement.
Manifestement, un élément m’échappait.

Mimétisme individuel et grégaire

Lorsque je découvre René Girard, il m’apporte toutes les réponses aux questions que je me posais sur le désir mimétique et sur la violence. Pour moi, le rapport entre la violence et le désir mimétique était évident. Petit, je me battais tout le temps ; lorsque j’ai découvert mon mimétisme j’ai cessé de me battre : prenant conscience de mon mimétisme je cesse tous comportements mimétiques, je cesse donc de me battre. Je ne me suis plus jamais battu depuis l’âge de 7 ans.

J’avais perçu deux aspects à mon mimétisme : Individuel, qui recèle la rivalité, la compétition, l’envie, jalousie, rancune, vengeance, ressentiment, orgueil et la honte, paranoïa… Grégaire, qui concerne le conformisme, la compétition, la fusion sociale, la recherche d’une légitimité par l’appartenance, l’appartenance contre les boucs émissaires, la paranoïa collective, la foule, l’hystérie collective… Les deux aspects s’articulant pour créer une réalité sociale illusoire, à laquelle je participerais, ou non, individuellement.

J’apprends ainsi par Girard que la violence collective a été contenue par le système sacrificiel qui allie le mimétisme sous ses deux aspects individuel et grégaire, cette maîtrise de la violence étant la condition de la survie des communautés humaines et de leur développement.
Ayant éprouvé cette violence, je sais qu’elle emporte tout. Chaque fois qu’elle n’est pas maîtrisée elle détruit les sociétés qui la subissent. Autrement dit, le désordre violent et chaotique est normal, tant qu’un système de contrôle ne vient pas l’assujettir, la démocratie en est simplement le plus sophistiqué.

René Girard ne m’a appris pas grand chose sur le mimétisme, mais il l’a explicité. Il y a tout de même quelques notions qu’il m’a apprises, par exemple :
Le scandale : je n’avais pas fait le rapprochement entre le scandale et le désir mimétique. Ainsi, je comprends mieux le pourquoi l’injonction de Jésus : Ne scandalisez pas les enfants ! Alors que je l’interprétais au sens commun du scandale, il dit tout autre chose : ne mimétisez les enfants qui sont déjà si mimétiques, ne les asservissez pas à votre propre mimétisme.
Le double mimétique dans la rivalité : quand deux rivaux s’affrontent, ils ne s’affrontent pas, chacun, à l’autre, mais chacun au double de soi-même, comme face à un miroir : l’autre rival est une figure de soi. Chacun de même de son côté. Ce qui empêche la rencontre de l’autre, puisqu’on se rencontre soi. La rivalité est donc d’abord un rapport à soi, et non à l’autre : c’est pourquoi il est si difficile d’en sortir.

En fait, René Girard raconte ma vie.

Le désir mimétique dans la construction de la personnalité et des sociétés humaines

Mais puisque nous débattons souvent de l’éducation des enfants, voici un prolongement de ma réflexion dérivée de mon expérience.
Comme je n’ai jamais admis que l’on dispose de moi, lorsque j’ai eu des enfants, je les ai voulus libres, libres de moi, c’est à dire que je me suis abstenu scrupuleusement de les déterminer. Je ne leur ai même pas enseigné le bien et le mal, car ce que je considérais moi-même comme le bien ne l’était pas pour mes parents, mon père surtout : je ne pouvais pas leur imposer un point de vue qui relevait de ma propre appréciation…
Vers leur vingtième année, je me suis rendu compte qu’ils « étaient comme moi », qu’ils avaient la même façon d’être que moi, et depuis toujours, depuis leur naissance… Je m’abstiens scrupuleusement de les déterminer, et ils sont comme moi ! Comment se fait-ce ?

Après analyse, j’ai compris que mes enfants, du moment que je les laissais libres, m’ont pris ma manière d’être moi, avec mes exigences et le sens que j’y mettais, pour les faire leurs. Ils m’ont pris ma manière d’être moi pour construire leurs propres personnalités ! Pourquoi ?
J’aperçois alors leur « désir d’être », qu’ils expriment en imitant mon propre désir d’être moi : autrement dit, ils m’imitent, ils me copient… pour être. Pour être soi-même.

C’est l’enfant lui-même qui se construit, en s’appuyant sur ses parents

Et je redécouvre le désir mimétique à l’œuvre, cette fois-ci dans l’identification et la construction de la personnalité. Je découvre que dans l’éducation des enfants, c’est le désir des enfants qui est moteur, et non la volonté des parents de leur imposer leur point de vue.
Dès la naissance, l’enfant a le désir d’être, de s’être. Et il « s’est » en imitant le désir de ses parents : le rôle des parents alors est d’être un bon modèle d’imitation plutôt qu’un prescripteur de morale et de devoirs, car la morale et les devoirs seront de toutes façons acquis si le modèle est bon, et désirable. Il suffira d’interdire l’irrespect pour marquer les gardes-fous à ne pas franchir.
Ensuite, ayant constitués leur personnalité de leur propre initiative, ils ne toléreront pas que quiconque se permette de la contester, je parle d’expérience.

Mon observation me conduit à conclure que c’est la relation qui est à la base de toute la vie humaine : elle permet d’être conçu, de naître, de construire sa personnalité, de faire société…
Et le moteur de cette relation générale est le désir mimétique, sans désir mimétique la relation n’est plus animée, elle s’étiole, s’appauvrit.
Boris Cyrulnik dit que l’intelligence de l’enfant se construit par la relation, dès le fœtus. Je me demande si l’autisme, dans certaines de ses formes, ne pourrait pas venir d’un défaut de désir mimétique, privant les enfants du moteur nécessaire à leur socialisation ?

« C’est par le désir mimétique que nous sommes sortis de l’animalité » a dit René Girard.

Auparavant, lorsque nous étions encore animaux, nous étions programmé pour nous comporter d’une certaine manière, comme les animaux actuels. En devenant humains nous avons perdu cette programmation, et nous devons maîtriser nous-mêmes notre comportement, la maîtrise de notre violence étant le premier impératif.
Nous nous créons nous-mêmes en nous imitant les uns les autres. Nous avons inventé les divinités pour extérioriser notre responsabilité que nous n’avions pas les moyens d’assumer. Mais l’humanité n’a pas d’extériorité, elle doit s’assumer entière en interne.

Les paléontologues ont observé que l’homme de Neandertal avait un cerveau aussi important que celui de l’homo sapiens, mais qu’il avait moins de capacité à coopérer : serait-ce une moindre capacité à imiter, un moindre désir mimétique ?
Après tout, l’homo sapiens est la dernière espèce humaine, les précédentes ont disparu : la sélection darwinienne ne l’aurait-elle pas choisi par ses performances mimétiques ?

À 7 ans j’ai découvert le désir mimétique par son côté négatif qui mène à des dérives très dangereuses. Par mes enfants je découvre sa fonction fondamentale de construction de la personne humaine au singulier, et de la construction des sociétés au pluriel, grégaire ou collectif.

Je pense qu’il faut concevoir le sens de l’histoire humaine comme un développement de notre désir mimétique plutôt que celui d’une origine biologique, ces fondements biologiques étant agis par le désir mimétique.

Jean-Pierre Bernajuzan

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