Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce que la gauche ? Quelle est sa vocation ?

Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce que la gauche ? Quelle est sa vocation ?

Ce texte est une réponse à un article de Gérard Grunberg sur Telos :
http://www.telos-eu.com/fr/la-supplique-du-journal-le-monde-a-jean-luc-melenc.html

Bonjour Monsieur,

Absolument d’accord avec vous.
Le positionnement politique de Jean-Luc Mélenchon à l’extrême-gauche est récurrent de cette extrême-gauche. C’est un positionnement absolu d’égalité ou de soi-disant égalité, fondé sur un fantasme de peuple fusionnel, fantasme qui fait l’économie de la pluralité et des rapports entre les divers éléments. Il rejoint l’extrême-droite par cette fusion holiste : la fusion s’oppose à la relation. Or, toute vie de n’importe quel organisme individuel ou collectif s’effectue par l’échange de la relation que le fantasme de la fusion masque. L’objectif de Mélenchon était de détruire le Parti socialiste, objectif atteint. Ce Parti Socialiste pluriel, péniblement social-démocrate, « social-traître » selon la tradition communiste et d’extrême-gauche. Comme vous le dites, ces sociaux-traîtres ont été les seuls à avoir apporté de réels progrès sociaux, économiques, politiques et sociétaux, repris et conservés par les pouvoirs de droite, accomplissant une synthèse du progrès de civilisation à son plus haut point. L’extrême-gauche refuse de reconnaître ce progrès et propose ses recettes qui ont, toujours et partout, produit un effondrement économique, social, politique et sociétal. Dans ce refus, elle rejoint l’extrême-droite.

L’extrême-gauche est réactionnaire comme l’extrême-droite, mais pas de la même manière

L’extrême-droite est réactionnaire en désirant retrouver un ancien ordre social-politique fantasmé, fondé sur un « peuple » unique, fusionné en une entité indivisible et sans conflit interne. Cette absence présupposée de conflit interne conduit inévitablement à considérer ceux exprimeront ces conflits, c’est à dire ces opinions divergentes, divergentes par rapport à la ligne dominante au pouvoir, comme des traîtres, comme des ennemis internes… Ce qui mène à une société totalitaire et à la guerre civile.
Tandis que la réaction de l’extrême-gauche consiste à retrouver un ancien ordre social-politique idéologique qui n’a jamais été accompli parce que les « sociaux-traîtres » avaient le pouvoir et ont accompli autre chose, notre ordre présent. Cette réaction gauchiste repose sur un désir inassouvi. Toutes les expériences du même ordre, de même nature, ne comptent pas. Les gauchistes reprennent sans cesse leur antienne, comme une obsession, comme une addiction, toujours insatisfaits de la réalité du monde telle qu’elle est, toujours prêts à la détruire pour imposer leur fantasme. Jusqu’ici, le système démocratique parlementaire au suffrage universel les en a empêché…

En définitive, quelle est la vocation de la gauche dans un régime démocratique ?

Il s’agit de la gauche qui gouverne, sinon elle ne sert à rien en laissant les autres décider à sa place.
Je récuse les définitions habituelles, soit idéologique, soit d’économie distributive, soit même de progrès, car il faudrait encore définir ce progrès. Non, je définis la gauche (de gouvernement) par la fonction qu’elle remplit, que, seule, elle remplit et peut remplir. Et cette fonction est celle de l’adaptation générale de la société et de l’État dans leurs structures profondes institutionnelles et dans leur fonctionnement, au monde qui vient, tel qu’il vient. Car la société, le monde, et les individus au sein de ces sociétés et de ce monde, évoluent sans cesse, jusqu’à atteindre parfois des mutations difficilement interprétables et maîtrisables. C’est là, à mon avis, la vocation de la gauche : inventer les formes du monde qui vient pour que nous le maîtrisions au lieu de le subir dans la souffrance et le malheur.

Si la gauche est incapable d’ « inventer » ce monde en devenir, personne ne le fait à sa place. La droite est conservatrice, je cite la définition d’Alain-Gérard Slama parue dans Le Monde du 27-04-2017 : « Le propre du tempérament de droite a été de remplir la fonction du conservatisme. Or le camp conservateur s’est constamment divisé sur la question de savoir jusqu’à quel point les leçons de l’expérience – sa seule doctrine – lui permettaient d’entériner le mouvement des réformes. C’est ainsi que les conservateurs se sont lentement ralliés à la République, à la laïcité et à l’évolution des mœurs. En revanche, il a toujours existé, entre le conservateur et le réactionnaire, une incompatibilité fondamentale. La réaction consiste dans un rejet radical de la modernité ; son aspiration à une restauration révolutionnaire du passé est en rupture avec la psychologie du conservateur ». Cette définition de la droite montre qu’elle n’a pas les moyens d’inventer l’avenir, aussi, seule la gauche peut le faire… et n’arrive pas à le faire depuis les mutations radicales intervenues à la fin des 30 Glorieuses, à la fois économique, sociale-sociétale et politique.

Les réformes entreprises par la gauche prolongent le monde des 30 Glorieuses, elles n’inventent pas le monde post-30 Glorieuses. La gauche continue de penser l’économie selon le modèle tayloriste des 30 G. alors que l’économie est devenue globale. La façon de traiter l’emploi dans ce modèle tayloriste (centre/périphérie) est totalement abolie dans la nouvelle économie mondialisée. Les lois Auroux auraient été formidables pendant les 30G, mais elles ont été votées dix ans après leur fin, et ne répondaient pas à la nouvelle condition salariale qui s’individualisait radicalement. Les salariés sont de plus en plus isolés, seuls, sans défense, face à des entreprises elles-mêmes confrontées au bouleversement de leur modèle économique auquel elles doivent s’adapter pour survivre.

Et cette mutation économique a entraîné la mutation territoriale : les solutions des 30G sont devenues totalement inopérantes. Les travaux des économistes Pierre Veltz et Laurent Davezies en rendent compte. Ils montrent que l’économie tayloriste-centre/périphérie des 30G a muté en une économie globalisée dans les métropoles, ce qui a entraîné une désindustrialisation massive des territoires, les privant de ressources, d’emplois, d’activités et de populations. Mais, en parallèle, s’est développée une économie résidentielle alimentée par tous les transferts sociaux publics et privés, et qui représentent 75 % du PIB et des emplois, contre 25 % pour l’économie globalisée en concurrence avec le monde entier. Pendant les 30G, les territoires produisaient leur revenu, aujourd’hui ils l’accaparent ou le captent. Et c’est cette économie résidentielle qui lutte le mieux contre la pauvreté et le chômage, et non les territoires très productifs.
Ces mutations passent par l’Union européenne, mais comment ? La solidarité collective s’exerce au niveau national, elle est massive, 57 % de prélèvements obligatoires en témoignent. Mais elle ne peut pas être européenne. Alors quel rapport avec l’UE ? On en a besoin pour se projeter dans le monde, pour accroître notre puissance commune, pour peser dans le concert international, pour avoir un marché commun qui donne à nos économies l’ampleur qu’elles ne pourraient avoir isolément… Mais n’attendons pas de l’Europe qu’elle redistribue comme les États-providence, elle ne le peut pas, et les populations nationales ne l’acceptent pas.

En définitive, la gauche échoue parce qu’elle est conservatrice ! Elle est incapable d’imaginer la nouvelle organisation socio-économique et politique adaptée au monde contemporain, pour que nous puissions y vivre sereinement en sécurité sociale, économique et civile. Être de gauche consiste à imaginer l’organisation future de la société et du monde dans une égalité toujours croissante.

Socialisation individualiste dans la mondialisation

L’individualisation est le caractère le plus prégnant de la nouvelle société, avec une perte de sécurité sociale et économique, non que cette individualisation ait tellement crû dernièrement, mais parce que les derniers vestiges grégaires de la société antérieure ont disparu. Or, c’étaient ces structures grégaires qui sécurisaient les individus. En leur absence, l’État-providence ne suffit pas à les remplacer. Il faudrait reconfigurer l’ensemble des structures étatiques et sociales pour qu’elles répondent à ces nouveaux besoins fondamentaux. Il faudrait reconsidérer le rapport entre l’État sous ses différentes formes avec la société. Il faudrait se poser la question des rôles, de l’État d’une part, et de la société d’autre part, et de leur rapport.

De plus en plus, depuis quelques siècles, l’État a pris tout le pouvoir : or, l’État ne socialise pas, c’est la société qui socialise, la société qui n’a plus de pouvoir. L’État ne socialise pas car la socialisation se réalise par l’identification à des personnes précises, alors que l’État est une structure et que ses agents remplissent leurs fonctions d’une manière impersonnelle. La police, la justice, l’administration, l’Éducation Nationale même, ne socialisent pas. Et dans l’évolution-mutation récente, c’est la socialisation qui pose problème, socialisation civile et socialisation professionnelle liées entre elles. L’État est impuissant dans ce rôle, et la société est privée de tout pouvoir. Les familles sont seules face au monde globalisé.

En prenant tout le pouvoir, l’État n’a qu’un moyen d’action, l’économie : il donne à chacun, des droits, des prestations. Mais il ne peut donner tout à tout le monde, il établit donc des statuts différenciés, inégalitaires. L’État républicain démocratique structure l’inégalité sociale ! Mais le pire c’est qu’en assignant chaque individu à des droits sociaux particuliers, les uns à côté des autres, il empêche ces individus d’exercer entre eux la solidarité collective mutuelle qui, elle, les sécuriserait vraiment. Tant qu’il demeurait encore des structures grégaires cela semblait encore aller ; maintenant qu’elles ont disparues, cela devient dramatique.

Certes, Emmanuel Macron vaut mieux que tous les autres, mais aucune de ces réformes n’est présente dans son programme ni dans sa réflexion, il continue de tout attendre de l’économie. On est donc encore loin du début du commencement de la perspective de la solution…

Jean-Pierre Bernajuzan

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