La normalité est une hiérarchie sociale



Normalité / Marginalité. Deux façons de penser, de légitimer, de hiérarchiser…

La plupart du temps, les gens normaux et les gens marginaux ne se comprennent pas ou se comprennent très mal. La normalité représente un système de classement social. Dans le système de cette normalité, on pense et on raisonne en classant, en bien ou en mal, en plus ou moins bien ou mal, nonobstant les qualités intrinsèques de chacun. La réussite, scolaire en premier lieu, est le critère central et hiérarchique de la normalité, elle structure la société. La réussite des gens normaux consiste en ce qu’ils arrivent à se conformer aux critères valorisés de la normalité, diplômes, réussite économique, statut social, renom, etc. Et les gens normaux sont très majoritaires.

La marginalité ne fait pas système parce que les marginaux ne sont pas homogènes, ils ne se retrouvent pas dans les mêmes critères, ils sont souvent très différents les uns des autres, ils ne constituent pas la structure de la société et ils sont minoritaires.

Le système social est fait pour les gens normaux dans lequel ils se classent. Tandis que les gens marginaux sont hors système, c’est-à-dire qu’ils doivent vivre et se développer contre le système qui ne les accueille pas ou mal, ils survivent, leur vie dans la société normale est un parcours du combattant permanent ; le système ne sait pas, a priori, les recevoir. Comme ils ont du mal à s’intégrer dans ce système social qui leur est hostile, les marginaux suscitent la peur et la méfiance de la part des normaux très majoritaires, ils sont donc ségrégués et persécutés : c’est le traitement habituel de la marginalité de la part des gens normaux.
 La normalité juge positives les positions qui lui correspondent et négatives celles qui ne lui correspondent pas. Ainsi, les marginaux sont jugés négativement.

Pourtant, les gens marginaux ont leurs propres qualités, leurs propres forces et faiblesses, mais elles sont jugées selon leur rapport à la norme. La logique dynamique des marginaux n’est pas prise en compte dans le système de la normalité, les marginaux en sont désavantagés de façon arbitraire, la méconnaissance de leur propre dynamique les exclut systématiquement.
 Et c’est bien regrettable, pour tout le monde, parce que les marginaux sont souvent très créatifs, plus que la moyenne ; les mettre socialement en difficulté alors que l’on a besoin de leur spécificité est tout à fait contreproductif, injuste, contraire à l’intérêt général.

Une bonne façon de les considérer serait de les appréhender selon leur propre « logique dynamique », c’est- à-dire selon leur propre façon d’être, en soutien plutôt qu’en opposition. Mais cela suppose que l’on connaisse d’abord leur nature et que l’on s’abstienne de leur appliquer des manières de penser qui ne leur correspondent pas. Sinon, on leur pourrit la vie sans aucun profit, ni pour eux, ni pour les gens normaux.

Situer chacun à sa place

Malheureusement, la manière de penser générale consiste à classer les gens plutôt que d’essayer de comprendre leur nature dynamique propre, qu’il s’agisse des marginaux comme des normaux. Le classement est fait pour établir une hiérarchie, il ne s’agit donc pas de comprendre mais plutôt de situer chacun à sa place.

Le sociologue Henri Mendras disait que dans les sociétés d’interconnaissance (rurales ou paysannes, jusqu’à 5000 habitants) « on ne parlait pas pour informer, on parlait pour situer chacun à sa place ». En fait, il semble bien que c’est toute la société qui fonctionne de cette manière : plutôt que d’essayer de comprendre, on cherche à classer ; comme si situer chacun à une place était en soi une réponse à une question existentielle, ce qui revient à dire que l’essentiel dans cette démarche mentale réside dans la hiérarchie qu’elle produit.

Qui est marginal ?

Il y a d’abord ceux qui ne fonctionnent pas selon les normes, mais il y a aussi ceux qui se classent mal dans la hiérarchie de la normalité, les pauvres et surtout les très pauvres : historiquement, on a considéré tous ceux qui n’arrivaient pas à vivre « normalement » comme des marginaux, et l’empêchement principal a toujours été la pauvreté. Et les pauvres ont toujours été très nombreux, ce qui fait beaucoup de marginaux !
 Les autres personnes socialement en difficulté, comme les migrants, malades mentaux, ceux qui se désocialisent, qui s’installent dans l’illégalité, etc, s’agrègent aux marginaux, surtout en raison de leur pauvreté car les plus riches se rapprochent des élites.

La normalité est une hiérarchie sociale

Comprise de cette manière la normalité est une hiérarchie sociale, avec l’élite tout en haut qui est le modèle, et les plus pauvres tout en bas. Les handicaps physiques et/ou mentaux aggravent la faiblesse hiérarchique et renforcent la marginalité. C’est un paradoxe et une contradiction car la base de notre société démocratique est l’égalité, la différence avec l’Ancien-Régime est que, ici, l’égalité est acquise en droit, ce qui n’est pas rien.

Le système éducatif porte évidemment cette structure hiérarchique, il en est lui-même structuré, et il y structure les enfants, élèves et étudiants, ce qui place les meilleurs comme modèles à copier pour atteindre « l’excellence ». Toutes les valeurs dynamiques de l’école, comme les notations par exemple, conduisent à « placer » les enfants dans la hiérarchie : ils apprennent ainsi leur place future dans la société, leurs familles constituant déjà le soubassement de ce futur. Les meilleurs élèves deviendront les élites, politiques, académiques, économiques, judiciaires, et journalistes aussi qui diffuseront les attendus de cette hiérarchie.

Le système éducatif structurant la hiérarchie sociale, ce sont les élites qui décident du sort des marginaux. On voit mal comment et pourquoi ces élites détenant le pouvoir, le savoir et l’avoir voudraient changer ce système hiérarchique qui leur apporte tant de privilèges. Sans doute, de leur point de vue, il leur paraîtrait incongru de le changer.

Aussi, ne faut-il pas s’étonner des difficultés pour mettre en œuvre les mesures concernant l’égalité des handicapés et autres, car elles vont à l’encontre de la normalité universelle, comme si celle-ci était contredite.

On ne pourra pas faire l’économie de la prise en compte de la logique dynamique de chacun, et particulièrement de celles des marginaux, pour améliorer la socialisation de chacun et de tous, en commençant par le système éducatif dès l’école maternelle.

Jean-Pierre Bernajuzan

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