Le peuple est arbitraire tandis que la nation est altère. Elle s’existe en se disant

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Le peuple est arbitraire tandis que la nation est altère. Elle s’existe en se disant

Le plus souvent, on utilise indifféremment les termes de peuple et de nation dans une équivalence de sens approximative, confondant et amalgamant ces deux entités, sans les définir ni les identifier en leur sens propre. Le livre de Denis Mériau, Le Parloir de la nation(1), m’a permis de faire progresser ma réflexion.

On parle du peuple surtout lorsqu’il est question de sa souveraineté, et particulièrement démocratique, donc électorale. Ce serait le peuple qui vote et qui décide. « Le peuple est souverain ». Il me semble qu’on ne dit jamais « la nation est souveraine ». Ce serait le peuple qui est dit souverain, alors que la nation est « une ». La nation est « une » par l’expression de la souveraineté du peuple, elle le devient. La nation, une, advient d’un processus d’expression de la souveraineté du peuple ; du peuple, qui pourtant est lui-même présumé un, apriori.
On voit que l’on a une articulation dynamique entre les deux ; entre les deux représentations. Car il y a effectivement une différence entre eux, non dans leur réalité puisqu’on les confond facilement, mais dans la manière dont ils adviennent : le peuple est donné d’avance, même ce donné est mythique, tandis que la nation se construit. Mais elle se construit sous l’impulsion du peuple, du moins habituellement. Il y a effectivement de par le monde des nations qui se construisent sans que des peuples préalables leur préexistent, elles se construisent par agglomération d’individus qui adviennent sans appartenance grégaire à un peuple, ou sans que cette appartenance soit constitutive de la nation. Ce sont plutôt des nations d’immigrants, leurs peuples originaires restent étrangers, donc non constitutifs de la nation.

Le rapport du peuple à la nation

Mais d’habitude, le peuple est le soubassement de la nation. Il y a donc un rapport de l’un à l’autre. Le peuple est la donnée de base, avant toute réflexion ni composition, de l’identité commune, du groupe, grégaire donc. L’identité grégaire est très archaïque, elle provient sans doute de notre origine animale. Car nous sommes à l’origine des animaux sociaux, où le groupe est la base de la vie sociale sans lequel les individus qui composent ce groupe ne pourraient survivre ni se développer, ni même se constituer. Le groupe est notre origine. Notre constitution est  à l’origine grégaire, nous sommes donc construits des conditions nécessaires à cette grégarité. Le peuple exprime cette grégarité.
Nos réflexes grégaires viennent de cette origine. À l’origine, l’individu n’a pas d’identité propre, ni donc de légitimité propre. Par conséquent, les individus reviennent toujours à leur légitimation grégaire, surtout quand ils sont en difficulté. La xénophobie par exemple, que l’on condamne aujourd’hui, a en fait été le moyen de défendre le groupe contre l’extérieur, contre les autres. Elle était donc appropriée au développement grégaire des sociétés. Et elle reste ancrée très profondément en nous.

Ce qui a changé au cours de l’évolution, c’est le processus d’individualisation, c’est à dire du développement des individus, qui est devenue nécessaire au développement des sociétés. C’est un changement radical, très profond, qui contrevient au grégarisme. Pour plusieurs raisons qui à la fois s’additionnent et se multiplient, jusqu’à restructurer les sociétés qui alors ne fonctionnent plus de la même manière, ni sur les mêmes bases.
Le groupe est hiérarchique car la hiérarchie qui le structure permet à chacun de se situer à sa place : l’une des peines les plus graves et les plus archaïques a été le bannissement, car il condamnait l’individu qui le subissait à une mort quasi certaine, ne pouvant survivre sans le groupe. Le groupe est hiérarchique parce qu’il est premier, parce qu’il est le fondement de l’identité de chacun. Il est donc en position de distribuer les places, les postes… avec toutes leurs valeurs différenciées. Le peuple, la notion de peuple exprime cette entité grégaire, d’où les individualités sont, sinon exclues, du moins inapparentes. Le peuple exprime le groupe, dans son arbitraire, dans son tout indifférencié, où les individus n’ont pas d’identité ni de droit reconnus… Mais il est, il est bien une réalité sociale politique et culturelle.

À mon avis, la notion de « nation » apparaît avec l’individualisme, avec la socialisation individualiste. Au fur et à mesure que le développement individuel devient primordial pour le développement des sociétés, l’arbitraire du peuple se dissout en se rationalisant par la nation, par la notion de nation, qui est alors l’expression des individualités, dans leur identité et leur légitimité. Et bien-sûr, cette expression des individualités s’accroît avec la démocratie, particulièrement avec le suffrage universel qui exprime précisément les opinions individualisées, pour les unifier ensuite dans la nation. Je vois mal comment la démocratie pourrait fonctionner dans le cadre grégaire ? Comment la démocratie pourrait-elle fonctionner avec des individus qui ne seraient pas libres, pas autonomes, où leurs opinions seraient prédéterminées par le groupe, la famille, la tribu, l’ethnie ? La rationalisation se réalise par l’individualisation : c’est donc l’individualisation qui abolit l’arbitraire, l’arbitraire grégaire du peuple.

La rationalisation s’effectue par l’individualisation car il faut que l’acteur, le sujet, l’individu s’abstraie de la pensée commune, habituelle, avec ses poncifs et ses préjugés. Et il faut que cet individu soit légitime à penser de lui-même. C’est par l’émancipation des individus que la pensée rationnelle advient, parce qu’ils sont légitimes à penser par eux-mêmes, ils n’ont plus à respecter les dogmes que la société grégaire leur impose pour sa hiérarchie. C’est un processus bien-sûr.

L’objectif de la nation est de constituer un tout commun à partir de ces individualités : le processus national est donc de dissocier pour les reconnaître toutes les individualités, puis de les associer en un tout partagé et commun. Qui est collectif et non plus grégaire. Qui est « le » collectif, un, unique, commun.

p167Ce que nous apprend Denis Mériau dans son livre, c’est que la nation est « un », et que cet « un » se construit par du lien, du lien social. Non seulement, le lien social constitue le tissu social, mais il construit la nation ! Pour moi, ça a été une découverte. Je n’avais jamais envisagé la nation sous le terme de lien… Et c’est pourtant évident : pour arriver à l’unicité qu’est la nation à partir de la multitude des individualités qui la composent, il fallait bien les rassembler, les unifier par leurs liens donc ; la nation ne pouvant exister sans cela.
Mais la découverte encore plus stupéfiante qui s’en suis, est que c’est l’altérité qui est au fond constructive de la nation puisque le lien est une relation à l’autre : là non plus je n’avais pensé que la nation pouvait avoir une quelconque nature altère !

Le même et l’autre

On aperçoit ainsi la nature différente du peuple et de la nation : lorsqu’on s’identifie au peuple, on s’identifie au même, au pareil. Tandis que si l’on s’identifie à la nation c’est à l’autre, aux autres que l’on s’identifie, au rassemblement des autres. La perspective est radicalement différente, car si l’on recherche le même, pour faire ce « même », on aura tendance et on aura besoin d’épurer ce qui n’est pas même, ou ce qui ne nous le semble pas. Si bien que cette recherche du même peut nous mener à détruire l’entité commune, quel que soit le nom qu’on lui attribue. Tandis que si l’autre est constitutif de notre « un » commun, nous rechercherons le rassemblement et l’intégration de tous et de chacun.

Le peuple arbitraire-archaïque et la nation rationalisante

Dans la perspective historique, on s’aperçoit que le peuple est la base originelle (qu’elle soit mythique ou autre) sur laquelle se construit l’entité contemporaine. L’entité contemporaine est la nation, et cette nation est une construction, c’est à dire une entité en évolution, en devenir. Qui prend en compte les données du passé, mais aussi celles du présent et en projection vers l’avenir.
Or, pour construire la nation en devenir, il faut arriver à déterminer les éléments nécessaires à cet avenir pour qu’il soit viable. Il faut donc avoir une vision aussi rationnelle que possible pour réussir cette construction.
On a donc là une opposition radicale de conception entre le peuple qui est une représentation mythique, statique, idéologique, passéiste… et la nation qui est une construction permanente qui prend ses éléments de construction dans le passé du peuple, mais aussi dans le présent et dans l’avenir imaginé. Le peuple relève donc du passé figé, mythifié et statique, tandis que la nation est une dynamique rationalisante.

La nation s’existe en se disant

La construction dynamique de la nation nécessite donc un travail permanent de prise en compte de la réalité et de sa projection vers l’avenir. Denis Mériau montre que ce travail se réalise par la parole des députés à l’Assemblée Nationale pour l’élaboration et le vote des lois qui norment  notre vie commune.
La parole des députés n’est pas la seule parole publique qui existe, il y a la parole médiatique, l’opinion publique, celle des réseaux sociaux, etc. Mais ces paroles-là ne sont maîtrisées par personne. Leur dynamique, leur sens et leur pouvoir échappent à leurs locuteurs, elles produisent des réalités non maîtrisées, arbitraires. Il y a aussi la parole scientifique, quoique diverse, qui est maîtrisée, rationnelle. Mais elle ne norme pas, ce n’est pas sa vocation, même si elle pourra servir de base aux normes nouvelles. Ces paroles-là, et d’autres (religieuses, idéologiques…) n’ont pas explicitement et officiellement en charge la vie commune, elles peuvent y contribuer mais elles n’en sont pas responsables, elles n’ont pas de compte à rendre à l’ensemble de la nation : leur parole relève de leur liberté, non de leur responsabilité à l’égard de la nation…
Les députés, eux, ont été officiellement investis de la mission d’établir les normes de la vie nationale. Pour ce faire, ils élaborent les projets de loi, ils les amendent et ils les votent.
C’est un travail de parole, de mise en commun, d’ajustement, de prise en compte général de l’ensemble même s’il s’agit de sujets précis et limités. L’ensemble des députés élabore et vote l’ensemble des lois. Même si chacun est plutôt spécialisé dans un domaine particulier, son expertise profitera à l’ensemble des députés.

En France, le député est l’élu de la nation

En France, (je ne sais pas s’il en est de même dans les autres États démocratiques) le député n’est pas l’élu de ses électeurs, mais celui de la nation toute entière. C’est à dire qu’il a en charge l’intérêt commun national et non celui de ses propres électeurs en particulier. Si le député se cantonnait à la défense particulière de ses propres électeurs, il ferait du clientélisme et il trahirait la nation. Car depuis la Révolution française, c’est l’unité de la nation qui est primordiale, et les députés ont la mission de la défendre. Cette unité a aussi bien le sens d’union que d’unicité : être unis et aussi être un.
Le clientélisme est donc anti-national. Il est une réminiscence de l’ancien ordre grégaire, tribal ou féodal. Le député n’est pas soumis à ses électeurs ; mais bien-sûr il tâche de leur complaire pour assurer sa réélection. Mais on voit que s’il n’en était pas ainsi, chaque député tirerait de son côté pour obtenir des avantages au profit de ses propres électeurs, contre les intérêts des autres électeurs des autres députés… Et aucune unité n’en ressortirait, aucune identité commune : la légitimité de l’idée d’une vie commune s’étiolerait… et la nation disparaîtrait.

Les députés sont les représentants du peuple dans la démocratie représentative.
Du peuple ou de la nation ?

L’ambiguïté revient : qui vote ? Qui est souverain ? Le peuple ? Ou la nation ? Les citoyens-électeurs votent-ils en tant que membres du peuple ? Ou en tant que membres de la nation ?
De toutes façons, ce travail d’élaboration et de construction de la nation par ses normes de vie commune ajustées dans la loi, ne peut être réalisé que par des personnes pas trop nombreuses, qualifiées, compétentes, et qui représentent l’ensemble de la nation dans sa diversité, dans son unité et dans son unicité. Ce travail d’unification à partir de la diversité n’est possible que par un nombre restreint de personnes représentant l’ensemble, la masse des citoyens d’un pays ne peut matériellement pas l’accomplir elle-même. D’où la nécessité de la représentation. La démocratie qui construit la nation par l’unification de la diversité de sa population, ne peut donc être que représentative. Tandis que la démocratie directe suppose que l’élaboration est déjà faite, que l’unification n’est pas à faire, que l’identité commune n’est pas à construire… car elle confond le peuple et son arbitraire grégaire immémorial, avec la nation se construisant au fil du temps et vers l’avenir, sur la base de la diversité de ses individus.

L’Assemblée est le cœur de la nation

L’élaboration des normes communes par la discussion et la confrontation de la diversité des intérêts et des points de vue, ne peut se réaliser que par un nombre important, mais pas trop, de représentants pouvant discuter et ajuster la formulation des lois. En conséquence, le cœur de la nation n’est pas le gouvernement ni le Chef de l’État, qu’il soit président ou roi, c’est l’Assemblée Nationale des députés.
À cet égard, la V° République est un déni national : sa focalisation sur l’exécutif, gouvernement et Présidence, relègue l’Assemblée à la seule fonction de ratifier les décisions de l’exécutif. En perdant sa place centrale, l’Assemblée n’est plus en mesure d’assumer sa fonction de confection de la nation une et unique. Ce qui fait de la nation un objet du pouvoir, au lieu d’en être le maître. C’est un renversement de l’ordre démocratique.

La prééminence du Président et du gouvernement renforce le peuple aux dépens de la nation

Le général De Gaulle a voulu renforcer l’exécutif pour redonner son autorité et son pouvoir à l’État. Après les errances de la IV° république, cela semblait nécessaire. Mais ce faisant, en mettant le Président de la république comme premier personnage de l’État, il renforce bien l’État, mais il fait reposer l’autorité de cet État sur le peuple et non plus sur la nation. En décidant de l’élection du président de la république au suffrage universel, il a indiqué qu’il s’agissait de la « rencontre d’un homme et d’un peuple » ; pas d’un homme et d’une nation, car la nation n’est pas apriori une tant qu’on ne l’a pas constituée telle. La nation est une après qu’on a effectué le travail de l’identifier en l’unifiant et en la rassemblant. C’est le travail de l’Assemblée.
La dérive actuelle de la personnalisation à outrance de notre système politique électoral découle de ce choix du peuple contre la nation. On ne sortira de la perversion narcissique de ce système qu’en revenant au primat de la nation sur le peuple.
Et en redonnant à l’Assemblée la première place dans nos institutions démocratiques.

(1) Le Parloir de la nation  Denis Mériau  Publibook  2016

Jean-Pierre Bernajuzan

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