L’évolution des mentalités précède leur affirmation, exemple Mai 68

J’avais 20 ans en 1968. Mai 68 n’a pas compté pour moi car j’étais depuis toujours en résistance et en rébellion contre la société des adultes de mon enfance et mon adolescence. Je n’ai aperçu le changement que dans les années 1970, car alors la société commençait à me rejoindre dans ma façon d’être.

J’avais depuis longtemps la conviction que l’évolution des mentalités précédait l’avènement de nouvelles manières d’être, c’est-à-dire que ce n’était pas l’avènement, la révolution ou autres qui déclenchaient ces nouvelles façons d’être, ils en étaient les récepteurs. C’était pour moi une question de logique. Comme, par exemple, une plante ne peut apparaître qu’après qu’un germe, qu’une semence ait germée. L’apparition de la plante est forcément toujours secondaire à la germination.

Exemple, la Révolution Française : c’est forcément une évolution antérieure qui l’a provoquée. Quelle évolution ? Une évolution de la pensée, du sentiment de soi collectif qui rendait la manière d’être et de faire – collectives – de plus en plus intenables, et qui a suscité le désir et la volonté, même informulés, de changer l’ordre structurel collectif. Ensuite, la Révolution, telle qu’elle se passe, invente, et tâche de mettre en place un autre ordre collectif qui correspond plus ou moins aux attentes diverses et variées.
Tel qu’il sera mis en œuvre, désordonné ou avec des tentatives de retour en arrière, ce nouvel ordre collectif déterminera l’évolution ultérieure de la vie collective et de ses institutions.

Mais l’évolution de la société ne sera pas forcément prise en compte par l’évolution de ces institutions, un malaise, puis une rupture viendront les remettre en question, sans doute parce que la souffrance de certaines catégories sociales ne seront pas prises en compte, ce qui provoquera chez elles un sentiment d’injustice. Alors, à force, une nouvelle « révolution » advient pour remettre à jour l’adéquation des institutions à la réalité de la société à ce moment-là. Car il ne faut pas oublier que les sociétés ne cessent d’évoluer.

J’ai pu observer cette évolution dans ma propre fratrie, très nombreuse, de l’aînée née en 1936 et la dernière en 1957.
J’avais déjà aperçu une césure à partir de ma sœur née en 1945. J’avais remarqué qu’à partir de cette sœur on avait – radicalement – refusé que notre père dispose de nous. Alors que les aînés, nés avant 1945, résistaient, mais ne rejetaient pas radicalement ses prétentions, ils ne contestaient pas sa légitimité mais désiraient autre chose. Tandis que nous, les cadets, contestions sa légitimité même à nous imposer son arbitraire. Il y avait là une différence d’attitude fondamentale qui ne tenait pas à la personnalité de chacun, mais à une mentalité de génération. Il s’agissait donc du rapport aux parents et à leur autorité. Ou plutôt à leur arbitraire et à notre autonomie d’enfants et de mineurs.

Notre père avait une personnalité qui nous était insupportable, il prétendait disposer de nous à sa guise pour son seul profit sans tenir aucun compte de notre propre intérêt à construire notre vie de futur adulte. Son égoïsme forcené était socialement admis dans la société de l’époque, si elle n’était pas judicieuse elle n’en était pas moins légitime de la part d’un père à l’égard de ses enfants ; la nécessité pour les enfants de construire leur avenir demeurait secondaire par rapport à la prééminence de l’autorité du père. Notre père était loin d’être le seul dans notre société rurale paysanne à se comporter de cette façon, cette mentalité archaïque était encore très présente.
Notre père était né en 1912, en 1930 il avait 18 ans, et il est resté figé dans la mentalité qu’il avait acquise à ce moment-là, c’est-à-dire qu’il a été de plus en plus déphasé par rapport à la société qui ne cessait d’évoluer. Tandis que ses enfants naissaient et grandissaient naturellement dans leur époque, s’opposant donc sans même le vouloir à la vision archaïque de leur père.

Les enfants trouvent toujours « normale » l’époque dans laquelle ils naissent et grandissent, parce qu’ils n’ont pas connu autre chose. À la différence de leurs parents qui se réfèrent toujours à ce qu’ils ont connu avant. Cette différence de perception est l’un des moteurs de l’évolution sociétale.

Longtemps après, je me suis rendu compte que ceux qui étaient nés à partir de 1945 étaient ceux qui avaient autour de 20 ans en 1968, et que les revendications de Mai 68 étaient déjà présentes, peu ou prou, dans leur mentalité. Alors que les aînés étaient beaucoup plus empreints des valeurs « grégaires » de la société paysanne patriarcale d’avant, avec ses « codes paysans ».

Je me rends compte ainsi, que Mai 68 a été réalisé par des jeunes qui ont assimilé – préalablement – les nouvelles valeurs qui ont émergées à ce moment-là. Pourquoi ces jeunes-là et pas les plus anciens ? Sans doute parce que ces plus anciens demeuraient plus construits dès leur enfance par des valeurs plus archaïques qui perduraient. Tandis que les plus jeunes ont, non seulement adhéré, mais porté le changement. Bien-sûr, les plus anciens ont pris le train en marche, mais plus ou moins. Le travail mental et social du changement a donc eu lieu entre 1945 et 1968.

Il y a une différence forte entre ceux qui sont devenus adultes en 1968 et après, et ceux qui l’étaient devenus avant.

Je me souviens d’un fait qui s’est passé en 1966 ou 1967 : une de mes sœurs, M-A, née en 1951 (17 ans en 1968) a répondu à notre père d’une manière qui aurait parue insolente auparavant. Elle l’a fait sans même s’en rendre compte. Jamais auparavant on n’avait parlé sur ce ton à notre père, c’était un quasi « crime de lèse-majesté » ; on a été adolescents avant elle, on ne se l’était jamais permis, quoi qu’on en pensait. M-A l’a fait comme si ça allait de soi, et comme ça le deviendra après 1968.
Le cœur de la question est que avant 1968 les enfants devaient le respect à leurs parents, surtout au père, mais les parents n’étaient tenus de respecter leurs enfants : la réciprocité du respect ne faisait pas partie des mœurs, elle ne faisait pas partie des mentalités des époques précédentes.

Comment les adultes peuvent-ils enseigner le respect aux enfants s’ils ne les respectent pas eux-mêmes ?
Comment peuvent-ils attendre du respect des enfants quand ils leur montrent l’exemple de leur non-respect ?

Dans les années 1990, un conflit assez dur a opposé M-A déjà citée née en 1951 et A née en 1943 adulte et mariée avant 1968. Au delà de leur personnalité respective, leurs mentalités étant très différentes, l’une et l’autre ne concevait pas la manière de penser de l’autre, elles ne se comprenaient pas.
Ce que l’on pense dans sa propre mentalité nous paraît évident : spontanément, on n’imagine pas ce que pense l’autre dans sa propre mentalité, comme par exemple entre les générations. D’une culture à l’autre on saisit assez bien la différence, mais au sein d’une même fratrie à quelques années de distance ?

Est-ce que j’ai le droit d’être moi ?
Je n’ai pas été élevé de cette manière : on m’a élevé en m’intimant l’ordre, implicite mais implacable, « d’être celui qu’ils voulaient que je sois ». Ce qui me mettait en rage ! Par contre, moi, j’ai élevé mes enfants en respectant leur droit d’être eux-mêmes. C’est-à-dire que je les ai élevés contre l’éducation que j’ai moi-même reçue. La génération qui a vécue cette transition a dû élever ses enfants contre les préceptes qui ont présidé à leur propre éducation. En particulier, beaucoup ont eu du mal à imposer leur autorité à leurs enfants, en fait leur désir de parent, étant donné qu’ils récusaient celle de leurs propres parents.

J’ai perçu ce changement dans les années 1970, en particulier lorsque Françoise Dolto affirmait que « l’enfant est une personne. L’enfant est quelqu’un ». C’est exactement ce que j’ai toujours pensé de moi : j’étais quelqu’un. Et pas celui qu’on voulait que je sois ! Quand je l’ai entendu j’avais 30 ans.

Est-il encore possible aujourd’hui d’élever des enfants sans leur reconnaître leur droit d’être soi ?

Jean-Pierre Bernajuzan

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.