La république contre la démocratie

Si le fascisme prenait le pouvoir en France, la police ne défendrait pas la démocratie. Une petite minorité de policiers le combattrait, une minorité entrerait en résistance, mais une large majorité exécuterait les ordres fascistes dont une minorité avec plaisir. Pourquoi en sommes-nous encore là aujourd’hui ?
La responsabilité de cet état de fait n’est pas celle des policiers car ils ne décident pas eux-mêmes de leurs missions, elle est celle des politiques, par ailleurs républicains.

Les républiques ne sont pas forcément démocratiques, et nombre de démocraties ne sont pas républicaines.
On pourrait dire que la république est le contenant tandis que la démocratie est le contenu ; la république est le cadre institutionnel, la démocratie l’exercice, la pratique. La pratique démocratique n’est pas déterminée par le cadre institutionnel, dans ce cadre on peut certes introduire des limites juridiques pour éviter de trop grandes dérives, mais il n’indique pas la nature de la pratique démocratique.

L’État de droit, humaniste, porte effectivement les progrès de la démocratie par l’adaptation juridique constante aux évolutions de la société. Il n’en demeure pas moins que la police contrôlée par le droit sera obligée d’obéir à ceux qui prendront le pouvoir démocratiquement, même s’ils détruisent ensuite la démocratie. Ainsi, nos forces de l’ordre ne sont pas celles de l’ordre démocratique. C’est l’ordre républicain qu’elles défendent, c’est-à-dire le cadre institutionnel : la mission de la police n’est pas conçue pour défendre les avancées régulières de l’exercice démocratique. Et si ce nouveau pouvoir acquis démocratiquement change le cadre institutionnel, la police devra le servir. Nos forces de l’ordre ne sont pas conçues pour défendre notre bien le plus précieux, nous sommes institutionnellement désarmés.

Mais en France, la république c’est l’État, tandis que la démocratie concerne le peuple, les citoyens, la société. Or la société est sous la tutelle de l’État, particulièrement de l’exécutif, de son administration et de sa police. À cette contradiction s’en ajoute une autre : alors que nos valeurs démocratiques affirment que le peuple est souverain, c’est de fait l’État qui est souverain, ainsi que son administration et sa police ; le peuple, les citoyens et la société doivent leur obéir comme des enfants mineurs. Les progrès démocratiques obtenus par la pression et revendications de la société sont mis en œuvre par l’État avec réticence, et sans jamais renoncer à la primauté de sa souveraineté : ceci est dû au fait que l’État a existé avant l’avènement de la démocratie, il est passé de l’absolutisme monarchique à celui du jacobinisme républicain.

Le gouvernement par l’arbitraire

Plus la société se développe et plus la démocratie s’approfondit pour répondre à ce développement. Mais l’exécutif demeure dans le « gouvernement par l’arbitraire », les élus qui accèdent au pouvoir estiment que leur élection leur en donne le droit ; une fois que le peuple a voté il doit se soumettre à ses décisions sans plus avoir son mot à dire. Plus la société se démocratise et plus cet arbitraire de gouvernement lui devient insupportable. D’un point de vue strictement factuel, cet arbitraire est de plus en plus contreproductif, il empêche la résolution des problèmes, provoque la souffrance des citoyens et finalement suscite leur réaction violente contre les représentants de l’État et celle de l’État contre les citoyens. C’est une impasse dans laquelle les gouvernements successifs ne cessent de s’engouffrer sans jamais essayer de comprendre l’inadaptation de leur manière de gouverner, pour la changer et pour changer les institutions qui la porte et la font perdurer.

La démocratie au cœur de la socialisation

Le grand problème actuel est celui de la socialisation, avec une individualisation accrue devenue exclusive et une hétérogénéisation de la société nécessitant une toute autre prise en charge que celle utilisée jusqu’ici, alors que nos institutions ont été construites sur la base de l’homogénéité relative de la société.
L’hétérogénéisation interne de la société s’est développée par l’individualisation et la disparition des derniers vestiges grégaires, société paysanne et milieu ouvrier : les individus se retrouvent isolés sans support extérieur, le lien grégaire antérieur qui a disparu n’a pas été remplacé par un lien individualiste qui devrait être collectif. La « désagrégation grégaire » a produit un éparpillement d’individus isolés qui sont certes plus libres mais bien plus démunis. Nos institutions ne sont pas conçues pour rétablir et activer ce nouveau lien social à inventer, il en résulte un sentiment d’insécurité sociale.
L’hétérogénéisation externe est activée par les migrations. Les immigrés apportent une pluralité de différences culturelles à notre hétérogénéité sociale. Et comme notre système institutionnel est incapable de rétablir le lien social, il est encore plus incapable d’intégrer ces différents culturels, il en résulte un sentiment d’insécurité culturelle qui s’ajoute à l’autre.

La démocratie est au cœur de la socialisation. Dans la société individualiste actuelle, la socialisation ne peut être maîtrisée que par la pratique démocratique. Toutes les décisions autoritaires deviennent inadéquates et contreproductives, ce qui signifie que l’arbitraire des politiques, de l’État, de l’exécutif et ses administrations est devenu un obstacle à l’adaptation de notre société et notre pays au monde contemporain.

Au lieu de décider unilatéralement et arbitrairement, d’en haut, du centre, il faudrait mettre en mouvement et en co-responsabilité tous les éléments de la société dans leur diversité, pour élaborer à la base les solutions des problèmes spécifiques de chacun d’eux et pour organiser leur co-existence apaisée.
La première condition d’une co-existence apaisée, entre toutes les mini-communautés qui se révèlent au fur et à mesure de la désagrégation du grégaire, est la résolution des problèmes de chacune d’elles, et il est impossible de le faire d’en-haut-du-centre, où l’on simplifie forcément pour pouvoir prendre des mesures générales : généralisation qui rate forcément les problèmes divers et spécifiques à résoudre. Et surtout, ces décisions venues d’en haut n’activent pas les relations entre ces communautés, elles subissent la décision autocratique qui les empêche de travailler en commun.

La réactivation de la démocratie pour résoudre nos problèmes contemporains qui délitent notre société nécessite une reconfiguration des institutions qui permette d’exercer le pouvoir d’élaboration et de décision d’abord à la base, sociale, pour les faire remonter ensuite vers le haut et le centre afin de les harmoniser. Si les politiques continuent à rechercher le pouvoir tel qu’il est institutionnalisé pour imposer leur arbitraire, ils continueront de prendre des décisions inefficaces qui renforceront la division et la désocialisation d’un nombre croissant de citoyens. Si l’on continue comme ça la situation sociale continuera de s’aggraver.

Entre république et démocratie, c’est la démocratie qu’il faut primer car c’est par elle que l’on pourra résoudre nos problèmes. Quand on parle de république on parle du contenant, on ne dit rien du contenu. Et n’oublions pas que d’autres pays résolvent ou tentent de résoudre leurs problèmes sans république.

Donnons donc la priorité à la démocratie parce qu’elle est le principe actif, et tâchons d’adapter notre république à cette démocratie selon son efficience. Si la république était au service de la démocratie, elle serait plus à même de la défendre, la souveraineté des citoyens pourrait mieux s’imposer à l’État, les violences policières pourraient se réduire… par exemple.

Jean-Pierre Bernajuzan

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