La condition salariale demeure l’impensé de notre modernité

 

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Qu’il soit encensé ou vilipendé, notre droit social consacre la minorité des salariés

Dans la société occidentale les individus ont été des agents sociaux avant d’être des citoyens. En tant que citoyens ils sont légitimes, mais socialement ils ne le sont qu’en fonction de leur statut social. Ainsi, on se rend compte que les salariés sont considérés comme des mineurs (des enfants). J’ai été choqué quand je l’ai découvert. Mais tout le monde s’en accommode, les partis politiques de tous bords, les syndicats réformistes et les autres encore davantage, personne ne songe à remettre leur minorité en question. Qu’il soit encensé ou vilipendé, notre droit social consacre la minorité des salariés. Je découvre à l’occasion des débats sur la réforme du code du travail que les chercheurs eux-mêmes considèrent explicitement les salariés comme des mineurs en raison de leur dépendance et de leur vulnérabilité vis à vis de leurs employeurs. Même à ces chercheurs l’incohérence et la contradiction de la minorité des salariés qui représentent 90% de la population active n’apparaît pas, dans un régime démocratique où ils sont censés choisir la politique qui sera menée par le biais électoral. Comment peut-on penser un bon fonctionnement de la société, d’un pays, d’une démocratie, si l’on considère que l’immense majorité de la population n’est pas majeure ? Il y a une contradiction entre la citoyenneté des individus et leur socialité. La démocratie républicaine a apporté la citoyenneté aux salariés, mais pour leur socialité ils ne sont pas sortis de l’Ancien-Régime.

Notre modernité s’est construite dès le début de l’avènement de la société occidentale par le processus d’individualisation portée par le salariat qui a été le vecteur de la socialisation individualiste et a progressivement subverti la socialisation grégaire-familiale qui était hiérarchique, inégalitaire donc. En devenant salariés, les paysans s’émancipent de leur grégarisme hiérarchique et constituent la nouvelle société en construction en tant qu’égaux.
Fernand Braudel estimait qu’un tiers de la population était encore esclave sous les Carolingiens. L’évolution décrite par le médiéviste Joseph Morsel (I) constitue donc le passage du système servile antique à un autre système social où le rapport social de base est – habiter -, c’est le système paysan. Le paysan était l’habitant du pays alors que les esclaves et serfs appartenaient à leurs maîtres. L’organisation productive agricole ou artisanale, en ville ou au village, se répartissait sur deux niveaux. En premier la famille, « le feu », autrement dit la maison dans laquelle le chef du feu organisait l’usage de la force de travail (épouse, enfants, domestiques) et en assurait la répartition du fruit.  En deuxième, la « communauté d’habitants » qui avait en charge la dispersion des parcelles, la vaine pâture… Par ailleurs, les enfants étaient soumis aux exigences de reproduction de l’unité d’exploitation qui engendraient célibat, mariage tardif, et émigration des cadets. Ce système se généralisant, les cadets disposèrent de façon autonome de leur force de travail, et chacun des membres du foyer put avoir un patron particulier. Ce fut l’avènement du salariat. Dominant à partir du XVIIIe siècle, il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail. Le salariat ne peut se développer que dans une population dont les membres sont libres de disposer de leur force de travail, ce qui exclut les systèmes serviles ainsi que les systèmes de parenté.
Par le salariat, le système paysan « fournissait » continûment des individus à la société occidentale en devenir, qui s’émancipaient ainsi de leur appartenance grégaire familiale pour constituer la nouvelle société en tant qu’individus libres et légitimes, sans appartenance. Le salariat devint dominant au XVIIIe siècle, juste avant la révolution industrielle et la Révolution française. Avec le salariat, c’est une socialisation individualiste qui se développa, donnant naissance à une « société d’individus et de semblables » comme l’a formulé Robert Castel. Cette socialisation individualiste ne cessa de se développer aux dépens de la socialisation grégaire. Des structures sociales grégaires, comme les « mondes » paysan et ouvrier, persistèrent, apportant une appartenance grâce à laquelle leurs membres pouvaient s’insérer dans la société globale de plus en plus individualiste. Cette appartenance grégaire constituait un socle sur lequel reposait le sentiment de leur identité. À la fin des Trente Glorieuses, la société paysanne avait disparu et la classe ouvrière allait péricliter avec l’avènement de l’économie globalisée.

Étant d’abord un statut social, le salariat a individualisé la société et c’est ensuite cette société individualisée qui travaille et produit d’une manière plus productive que les autres systèmes sociaux, ce qui actera la domination de l’Occident sur les autres civilisations : « C’est la domination interne (dominants sur dominés occidentaux) qui est plus performante, et qui a entraîné la domination externe des Occidentaux sur le reste de la planète » (Joseph Morsel). Il y a donc au départ une efficacité productive qui relève du système social, et qui se traduit par un dynamisme économique à condition que l’ensemble des éléments de la production soient maîtrisés en système : c’est là que l’État intervient, pour « mettre en système ».

L’illusion socialiste a été de confier la solidarité collective à l’État

La philosophie, le droit et les institutions ont échoué à traduire en – majorité sociale responsable -, le statut des salariés porteurs de la modernité individualiste. Le socialisme a cru résoudre le problème en transférant à l’État la fonction d’employeur et d’entrepreneur, croyant ainsi mieux défendre les intérêts des salariés. C’était une erreur, contreproductive à tous points de vue :
– L’État s’est révélé mauvais entrepreneur, s’il assure une meilleure protection à ses salariés, c’est aux dépens de l’efficacité productive générale, contraire à l’intérêt général que l’État est censé représenter.
– L’État est un patron encore plus absolu que les patrons privés, ses salariés sont encore plus « aliénés ».
– L’État républicain est fondé sur l’égalité des citoyens, et donner des avantages particuliers à certains et pas à d’autres constitue une rupture d’égalité contraire à sa vocation, il ne défend pas l’intérêt général collectif des salariés, au contraire il les oppose les uns aux autres. En prolongement, pour pouvoir agir, l’État est obligé de fragmenter la société en statuts différenciés avec leurs droits afférents car il ne peut accorder tout à tout le monde : en définitive, l’État structure l’inégalité de la société.
– Tous les salariés étant assignés par leur statut à une place particulière avec ses droits afférents, ils sont mis dans l’incapacité structurelle d’exercer entre eux une solidarité collective mutuelle, ce qui les isole les uns des autres en mettant leurs intérêts individuels en concurrence, au lieu de tirer leurs intérêts individuels particuliers de l’intérêt général partagé : ils sont conduits à un égoïsme contraint. Chacun ayant un intérêt attaché à un statut particulier, chacun défend ses avantages particuliers, sans se rendre compte que ses avantages particuliers ne le sont qu’aux dépens d’autres salariés ayant d’autres statuts.
– En faisant de l’État un entrepreneur et un employeur, on l’assimile à un agent social, ce qu’il n’est pas. Il devient ainsi juge et partie : il agit comme un agent social, et il arbitre comme s’il n’était pas acteur. D’une part, il crée une confusion entre les rôles social et étatique, ce qui opacifie le système institutionnel, d’autre part, il suscite de la part des salariés la recherche du privilège d’intégrer la partie sociale qu’il joue car elle offre de meilleurs avantages et garanties. De cette manière, il offre une garantie illusoire aux salariés car il travestit la réalité des rapports sociaux-économiques. Il fait croire que la décision de l’État contraint la réalité économique comme si elle pouvait être soumise au dictat politique.
– De par son statut, l’État a une capacité d’arbitraire qu’il exerce dans divers domaines, police, justice, impôts… qui encadrent la vie et l’activité des citoyens. L’arbitraire est judicieux pour fixer les règles (après débat démocratique), mais ne peut s’exercer à la place de la réalité sociale et économique. Même l’État avec son pouvoir omnipotent doit prendre en compte cette réalité telle qu’elle est, et tâcher de la faire fonctionner en un système aussi harmonieux que possible pour obtenir le meilleur résultat possible. Prétendre décider de la réalité revient à la falsifier, ce qui donne une vision erronée de la faculté d’agir, induisant de la part des citoyens et salariés des demandes irréalistes.
– En enfermant les salariés dans leur condition salariale exclusive de dépendants à l’égard de leurs employeurs, ils sont mis en position d’irresponsables, mineurs comme des enfants, qui n’ont aucune prise sur leur condition ni sur leur avenir. Ils acquièrent ainsi le sentiment de leur impuissance collective, attendant tout des autres sans pouvoir imaginer qu’ils puissent se rendre maîtres de leur condition, suscitant une angoisse qui crée le sentiment de leur insécurité. En étant privés de tout pouvoir sur eux-mêmes, les salariés sont installés dans une position structurelle paranoïaque selon laquelle tous ceux qui exercent un pouvoir sur eux sont accusés de tous les maux et contre lesquels ils doivent se défendre. Ce qui les met dans une opposition défensive alors qu’ils sont la cheville ouvrière de la productivité. Absurdité, schizophrénie et contreproductivité maximum.
– Et le code du travail institutionnalise cet état de fait.
– Il y a une conséquence fondamentale au fait que l’État exerce la tutelle sur la société dont le salariat est la majeure partie. Quand l’État « fait du social » il dépense, il vote des crédits, il accorde des prestations : tout cela c’est de l’économie, pas du social. On en arrive à confondre le social et l’économique. Le social c’est des rapports sociaux ; l’État ne peut avoir de rapports sociaux, il agit donc nécessairement par l’économie. Agissant par l’économie, il a constamment besoin de croissance économique pour pouvoir agir. Dans la société, les ressources économiques sont importantes bien-sûr, mais ce sont les relations sociales qui construisent les individus et qui les socialisent. On est ainsi à la poursuite de la croissance parce que l’État – qui ne socialise pas – gouverne le social.

L’illusion socialiste a été de confier la solidarité collective à l’État, ce qu’il incapable d’assumer eu égard à sa position dominante, au-dessus et en dehors de la société. Même illusoire, le socialisme a cependant été la seule tentative d’intégrer les salariés. On n’est pas sorti de cette impasse et personne n’envisage d’en sortir.

À la fin de l’Ancien-Régime, quoique dominant, le salariat n’est pas perçu en tant qu’entité

Les Révolutionnaires craignaient par dessus tout la division de la nation, ils se sont opposés à toutes formes d’associations et de syndicats qui leur paraissaient la diviser. C’est dû au fait que la République n’avait pas, comme l’Ancien-Régime, de légitimité originelle, elle devait rester unie coûte que coûte. Ce faisant ils ont confondu l’unité et l’unanimité : l’unité suppose la diversité sinon elle serait sans objet, au contraire de l’unanimité qui ne l’admet pas. Il a fallu un siècle pour que les syndicats, patronaux comme salariés, soient admis dans la République(1) ainsi que les partis politiques, la minorité politique étant vue comme une incongruité dans cet unanimisme. À la fin de l’Ancien-Régime, quoique dominant, le salariat n’était pas perçu en tant qu’entité. C’est la civilisation de l’usine de la révolution industrielle qui a produit la « classe ouvrière » en concentrant un nombre très important de travailleurs dans un même lieu, sous une même autorité, ce qui leur a donné le sentiment d’une même condition, d’une même appartenance et d’une même identité, concepts que l’idéologie socialiste a construits, elle n’a donc pas été inutile. Mais cette identité a été construite en antagonisme avec les patrons et les capitalistes. L’entité salariat est demeurée une en tant que classe ouvrière tant que la civilisation de l’usine régnait, jusqu’à la fin des Trente Glorieuses.

Le développement d’un pays se réalise par l’articulation et la synthèse dynamique des trois entités : société-économie-État. L’évolution-développement de l’un se prolonge et s’articule nécessairement aux autres. Dans notre cas, l’évolution de la société est première, passage d’une socialisation grégaire à une autre individualiste-salariale, qui produit une évolution politique, république démocratique, ainsi qu’économique, révolution industrielle… C’est l’avènement du salariat, support de l’émancipation des individus, qui a suscité le développement des autres entités. Mais les salariés restent dominés. Avec le développement de l’individualisation et de l’autonomie des salariés, on doit passer à une autre intégration et une autre synthèse des trois entités. Le développement de la productivité nécessite aujourd’hui l’implication subjective autonome des salariés et leur coopération(2), vouloir leur soumission en les précarisant devient de plus en plus contreproductif. Sur le plan politique, ils devraient contribuer à l’élaboration positive et non plus subie de l’organisation du travail, ainsi que du droit.

La globalisation économique avec sa polarisation permet et nécessite une autre intégration des salariés dans le système économique. La concurrence globale à laquelle sont soumises les entreprises ne leur permet plus d’assurer à leurs salariés une garantie de l’emploi dont ils ont besoin pour leur sécurité, car elles doivent s’ajuster en permanence à la demande des clients et exigent cette adaptation permanente de leurs salariés, si bien que ce n’est plus des entreprises que la garantie – générale – peut venir. Jean Tirole dit qu’il ne faut pas sécuriser l’emploi, mais le salarié. D’accord, mais alors on ne peut pas demander aux employeurs d’assurer cette garantie puisque chacun ne peut garantir que pour les emplois qui le concernent. Il faut donc que cette garantie vienne d’ailleurs, car bien entendu, les salariés ont absolument besoin de sécurité pour eux-mêmes et pour remplir leur mission productive, comme elle est nécessaire aux entreprises aussi.

Les conditions sont maintenant historiquement réunies pour construire un statut salarial majeur

Les conditions sont maintenant historiquement réunies pour construire un statut salarial majeur, c’est à dire autonome, responsable et puissant (en capacité de) : 1 l’entité salariat est constituée, 2 la garantie de l’emploi par l’employeur est devenue obsolète car elle handicape l’entreprise et elle laisse une part croissante des salariés dans une précarité croissante aussi. La garantie de l’emploi par l’employeur de plus en plus défaillante devient la cause majeure d’une dégradation sociale s’aggravant sans cesse, 3 la nouvelle économie exige une mobilité d’emploi qui ne peut être obtenue que par la solidarité collective mobile de tous les salariés : ainsi, par cette solidarité collective mobile des salariés, on obtient à la fois la productivité économique et la sécurité de l’emploi de tous les salariés. Il faut avoir conscience que pour résoudre nos problèmes sociaux, tous les salariés, absolument tous (et au-delà les indépendants), doivent être pris en compte dans le même système, sinon les oubliés constitueront la marge des exclus dont la désocialisation créera la souffrance et les désordres sociaux que nous n’arrivons plus à maîtriser. Le système actuel des statuts différenciés produit cette exclusion.

Transfert de l’ensemble de la responsabilité de l’emploi et de la condition salariale aux salariés eux-mêmes

Comment concevoir un système qui donne la majorité sociale aux salariés tout en assurant leur solidarité collective mobile et mutuelle ?
On pourrait commencer par transférer l’ensemble de la responsabilité de l’emploi et de la condition salariale aux salariés eux-mêmes, c’est à dire à leurs représentants, les syndicats. Ce qui les mettraient en situation de défendre l’intérêt collectif du salariat et non plus les intérêts particuliers de leurs statuts différenciés. La sécurité de l’emploi étant assurée par la mobilité, ils seraient en charge de cette mobilité de tous, au lieu de défendre la staticité des emplois particuliers des uns contre les autres. Tous les moyens opérationnels, toutes les ressources financières devraient être transférés aux syndicats. La responsabilité de toute la condition salariale, aussi bien globale qu’individuelle devrait revenir aux syndicats pour qu’ils soient en mesure de maîtriser l’ensemble. Car c’est bien par l’ensemble que l’on peut arriver à maîtriser le sort de chacun, ce qui fait le plus défaut aujourd’hui. Cet ensemble commence par la formation professionnelle, initiale puis continue, dès le collège pour accompagner les enfants vers leur futur professionnel représenté par les syndicalistes.

Pour avoir la maîtrise de la mobilité salariale il faut produire un flux de salariés qui changent d’emploi

Pour avoir la maîtrise de la mobilité salariale il faut produire un flux de salariés qui changent d’emploi, sinon le système est bloqué comme le système actuel. Pour ce faire, on inverse l’incitation d’ancienneté de prime en taxe, en donnant la prime à ceux qui quittent leur emploi, pour un autre emploi ou pour une formation, et en taxant ceux qui s’incrustent dans le leur. De cette manière, chacun serait mis dans une perspective de mobilité dans laquelle il situerait la sécurité de son emploi. Primer la mobilité, le changement plutôt que la staticité, ainsi l’ensemble du salariat devient mobile dans une perspective d’adaptation tranquille. À partir de là, toutes les mesures entreprises favoriseraient la mobilité dans la sécurité, et la sécurité dans la mobilité, au contraire d’aujourd’hui où la sécurité est toujours statique alors que le monde bouge. Attitude contradictoire qui oppose la vie dynamique et sa sécurité, ce qui conduit les salariés à défendre coûte que coûte leurs emplois, même dans leurs entreprises sans avenir économique. Ce faisant, ils freinent l’adaptation des entreprises, ce qui leur sera collectivement préjudiciable à terme.

La fluidité du salariat permet la répartition des emplois et des revenus

La création d’emplois concerne le système économique, non le système social, la croissance économique concerne la croissance du niveau de vie. Il faut dissocier le niveau de vie général obtenu par le niveau de la production, et la répartition des revenus et des emplois au sein de la société. La fluidité du salariat permettra une répartition des emplois pour tous dans la mobilité, ainsi que la répartition des revenus, tandis que le partage du travail assigne chacun à une place statique toujours menacée. Mobilité = répartition des emplois et des revenus. La fluidité ressort à l’élément liquide : que le niveau s’élève ou s’abaisse, le liquide remplit tous les espaces, au contraire des solides. C’est avec des solides que l’on construit des pyramides, avec du liquide c’est impossible. C’est cette fonction distributrice générale que l’on peut obtenir par la mobilité.

L’intérêt général des salariés se situe désormais dans leur collectif mobile

Ainsi, l’intérêt général des salariés ne se situe plus dans les entreprises dans lesquelles ils sont employés, mais dans leur collectif mobile. Il ne s’agit plus pour eux d’obtenir des avantages et sécurités particuliers mais d’organiser et activer leur solidarité collective mutuelle par leur mobilité maîtrisée. Pour y parvenir, les syndicats doivent avoir accès à toutes les informations stratégiques des entreprises pour pouvoir anticiper les mouvements d’emplois afin d’être en mesure de gérer la mobilité des salariés, par la formation, le déplacement territorial ou autre. Dans cette perspective, les salariés et leurs syndicats ne doivent surtout pas être liés à une entreprise quelconque, ils doivent demeurer libres pour pouvoir s’adapter. Sinon, ils mettraient « tous leurs œufs dans le même panier », et en perdant leur emploi, ils perdraient en même temps leur capital. Il faut garder la dissociation du travail et du capital, il faut que l’un et l’autre demeurent fluides pour pouvoir s’adapter l’un à l’autre. Le salarié ne doit pas être enchaîné à un emploi pour pouvoir en changer, et il doit ne pas engager ses ressources dans son emploi pour qu’elles restent disponibles pour sa mobilité. Ce qui exclut toutes formes d’autogestion ou de cogestion entre les salariés et les entreprises. Les syndicats doivent avoir accès au Conseil d’Administration des entreprises, non pour participer à leur gestion, mais pour anticiper l’avenir des salariés et les y préparer. En participant à l’ensemble des CA du pays, les syndicats auront une vision d’ensemble de l’avenir qui s’annonce, ils pourront y préparer l’ensemble du salariat. C’est bien – l’ensemble – qui est déterminant et non plus chaque entreprise particulière.

Pour devenir majeurs, les salariés doivent devenir responsables d’eux-mêmes

Pour devenir majeurs, les salariés doivent devenir responsables d’eux-mêmes, et d’une façon nécessairement collective. Il faut pour cela que leurs intérêts et identités divers s’établissent les uns par rapport aux autres, et non plus par rapport à d’autres entités, patrons, État, bourgeoisie, capitalisme… Ensuite, devenus une entité autonome responsable et puissante, les salariés auront la capacité d’imposer leur point de vue et leur intérêt propre. Puisqu’ils maîtriseront leur emploi, par l’intermédiaire de leurs syndicats, ils pourront devenir les associés des entreprises et les soutenir, face aux actionnaires par exemple. Si le salariat devenait puissant par sa solidarité collective, l’équilibre des forces changerait et permettrait une autre dynamique sociale-économique et finalement politique.
Il s’agit pour les salariés de sortir d’une culture de mineurs qui subissent l’autorité, l’exploitation, l’arbitraire… de sortir d’une culture sacrificielle qui cherche toujours un coupable responsable de leurs maux, pour prendre la responsabilité d’eux-mêmes, responsabilité qu’ils ne peuvent exercer qu’en assumant leurs rapports entre-eux. Ainsi, « l’émancipation » du salariat est d’abord une action interne au salariat. Et cette responsabilisation pourra se prolonger vers la société toute entière.

Il faut institutionnaliser le salariat par la création d’un « Parlement Salarial »

Pour concrétiser ce nouvel équilibre des forces, il faut institutionnaliser le salariat, par la création d’un « Parlement Salarial » par exemple. Dans cette nouvelle configuration institutionnelle, l’État n’exercerait plus de prérogatives que étatiques et s’abstiendrait de toute action sociale ou économique, se contentant d’organiser les rapports sociaux et économiques entre les différents acteurs pour les mettre en synergie au bénéfice de l’intérêt général, l’avènement de la « majorité » salariale implique le retrait de l’État de ces actions (après une réforme globale). Le Parlement Salarial ne voterait en aucun cas les lois, ceci étant réservé à l’Assemblée Nationale, mais il pourrait présenter des projets de lois pour les questions qui le concernent et de son point de vue. Il serait ainsi contrôlé publiquement par l’Assemblée nationale, par les différents organes étatiques de contrôle et par la presse.
L’instauration de la majorité salariale est cruciale, elle constitue de fait la socialisation professionnelle, mais elle n’est qu’une partie de la socialisation. Le reste de la socialisation, civile, sociale, qui échappe aussi aux capacités de l’État qui ne socialise pas, devrait être réformée et incluse dans une reconfiguration institutionnelle générale. Elle n’est pas l’objet de cet article.

Au sortir de l’Ancien-Régime, on est passé directement au politique sans avoir apporté de solution au social. Depuis deux siècles, ce social salarial s’est affirmé et structuré, dans le contexte actuel l’absence de solution sociale devient déstructurante. Une solution adéquate devient obligatoire. Le développement du salariat étant à l’origine et la dynamique de la modernité occidentale, il nous faut accomplir sa mutation pour résoudre nos problèmes sociaux et politiques actuels, au niveau national comme au niveau mondial.

(1) La légitimité démocratique Pierre Rosanvallon Seuil 2008
(2) LE CHOIX – Souffrir au travail n’est pas une fatalité Christophe Dejours bayard

Jean-Pierre Bernajuzan

PS – Je me rends compte que j’ai été un peu rapide en disant que l’État « s’abstiendrait de toute action sociale et économique » : j’ai voulu dire que l’action essentielle de l’État est de – mettre en système – les actions des acteurs sociaux et économiques, et non d’agir à leur place. Car, en agissant à leur place, l’État les dépossède de leur pouvoir et de leur responsabilité, à l’égard d’eux-mêmes, des autres et de la collectivité. Cette dé-responsabilisation entraîne de leur part un comportement consumériste passif et revendicatif, comme des enfants… des mineurs !
La mise en système passe bien-sûr par une action étatique dans tous les domaines, mais en obtenant de chaque acteur social-économique une action en synergie les uns avec les autres, etc…

2 commentaires sur “La condition salariale demeure l’impensé de notre modernité

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