La socialisation individualiste exige toujours plus de vérité individuelle

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. Paraître, socialisation grégaire

La socialisation grégaire s’effectuait par l’acquisition, par les individus, de positions sociales et de postures les reflétant. Cette socialisation grégaire nécessitait un conformisme qui permettait aux individus de prendre leur place sociale en se fondant dans les références qui structuraient leur société. Sinon, ils ne trouvaient pas leur place, ils étaient marginalisés ou exclus : se socialiser consistait à prendre sa place dans la société. Prendre sa place dans la société consistait à acquérir une position sociale, et cette position devait être défendue par un comportement social qui témoignait qu’on la possédait.Dans la socialisation grégaire, c’est le groupe qui est premier ; c’est lui qui détermine la place, la position et le comportement des individus, qui détermine leur légitimité en fonction de leur position sociale, et qui détermine donc l’ « être » individuel. Cet être individuel ne peut donc exister que par sa position sociale ; en dehors, il n’existe pas. D’où l’impérieuse nécessité d’être « reconnu ».
Ainsi, finalement, dans la socialisation grégaire, être c’est paraître.  Car, puisque c’est la société, le groupe qui déterminent l’identité sociale, cette identité doit être visible par ce groupe, et elle l’est en « paraissant ». L’identité grégaire est donc déterminée par le regard des autres, d’où la nécessité de leur complaire pour obtenir leur assentiment qui apporte la légitimation.

. Légitimité grégaire et conformisme

Car il y a toujours au cœur de l’identité la question de la légitimité. D’où la tenons-nous ? Nous est-elle accordée ? Ou reconnue ?
Ce n’est pas la même chose : si on nous l’accorde, c’est que nous ne la possédons pas ; si on nous la reconnaît, c’est qu’on la possède déjà. Et prendre sa place dans la société sans légitimité ou avec, ça change tout.

La légitimité grégaire est liée à la conformité de notre comportement aux attentes du groupe auquel nous appartenons : le conformisme est donc l’instrument majeur de l’identification et de la légitimation des individus en leur sein, ainsi que de la cohésion sociale de la socialisation grégaire. Dans ce cadre grégaire, il est impératif aux individus de se « conformer » aux exigences du groupe « pour en être », et donc pour se socialiser.
La société grégaire se structure en groupes hiérarchiques distincts, hiérarchiques entre eux et en interne. Elle est relativement figée, mais les mouvements sociaux ont lieu à l’intérieur de la hiérarchie interne ou entre les groupes ; passer d’un niveau interne à un niveau supérieur constitue une ascension sociale, passer d’un groupe ou d’une classe à une classe supérieure en constitue une autre… avec chaque fois un conformisme adapté à la nouvelle situation sociale.
Et au cœur de ces groupes, la famille, les familles sont la cellule de base. Le conformisme et la hiérarchisation en sont la dynamique structurante.
Le conformisme est l’énergie dynamique des individus qui donne sa force au groupe. Si les individus refusaient ce conformisme, le groupe perdrait sa puissance ; mais alors, d’où les individus tireraient-ils leur légitimité sociale, et la reconnaissance de leurs congénères ?

. Socialisation individualiste égalitaire

La socialisation individualiste a démarré en Occident par l’émancipation des jeunes à l’égard de leur famille, contraints qu’ils étaient de la quitter pour travailler et vivre ailleurs. Progressivement, ils se sont socialisés en dehors de leur famille, leur socialisation est devenue autonome, ainsi donc que leur légitimité. Ne tirant plus leur légitimité du groupe, familial et autres, leur conformisme est devenu moins nécessaire à leur socialisation.
En dehors de leur groupe hiérarchique originel, ils sont égaux, ils se socialisent d’une manière égalitaire. Certes la mentalité grégaire demeure, mais elle s’estompe. Une nouvelle hiérarchie s’instaure, mais plutôt sur des critères acquis, tels que la qualification professionnelle par exemple qui n’est pas donnée à la naissance, même si l’origine familiale la soutient plus ou moins.

. Identification individuelle et « conformisme distinctif »

Le paraître demeure encore une nécessité d’identification sociale, mais s’atténue. De plus en plus, les individus doivent affirmer leur propre vérité singulière pour s’identifier aux yeux des autres. S’ils ne le font pas, ils donnent d’eux une image imprécise ou fade… peu ou pas valorisante. L’expression de leur « vérité » individuelle, personnelle, devient la base de leur dynamique socialisatrice. Alors que le conformisme était la condition de leur socialisation grégaire, il devient un handicap dans la socialisation individualiste.
Pourtant le paraître individualiste demeure, mais il s’inscrit dans la nécessité de la distinction sociale : « se distinguer pour être ». Sans vérité personnelle sur laquelle s’appuyer, il devient une activité frénétique de l’apparence que la mode, les modes de toutes sortes, activent sans cesse. Ce « paraître individuel » est caractéristique de la nouvelle socialisation individualiste ; c’est curieusement un « conformisme distinctif ». Alors que le conformisme grégaire était une soumission à l’ordre et l’apparence déjà déterminés du groupe, le conformisme distinctif de la socialisation individualiste exige l’expression de l’individualité. Faute de « vérité » personnelle, cette expression est superficielle : et c’est une insuffisance dans le cadre de la socialisation individualiste.

. L’égalité de la socialisation individualiste contraint les individus à l’expression toujours croissante de leur vérité personnelle dans leurs rapports sociaux

Puisque dans le cadre de la socialisation individualiste, la socialisation ne se fait plus par le conformisme à une attitude grégaire prédéterminée, les individus se socialisent alors sur la base de leur vérité personnelle. Alors que la « vérité personnelle » dans le cadre de la socialisation grégaire s’acquérait par la conformité à la vérité du groupe, voilà que la vérité personnelle, individuelle, devient la base de l’identité sociale commune et collective. C’est un renversement de dynamique et de valeur : l’individu devient le centre de la société, alors qu’auparavant dans la société grégaire, c’est la société qui était centrale et l’individu secondaire.
Ce renversement pèse sur les individus, il les rend responsables de la société dans son entier. La société étant déterminée par leurs individualités, ils sont contraints à une exigence personnelle de plus en plus élevée, une exigence de valeur, de rigueur, de morale, d’éthique… ce qui, en définitive, revient à une exigence de vérité. De vérité personnelle, individuelle.
Et la légitimité de l’individu repose désormais sur sa vérité personnelle ; sans cette vérité il perd sa légitimité, ou ne la trouve pas. On ne peut vivre sans légitimité, sans le sentiment de sa légitimité.

. L’exigence de vérité individuelle constitue le traumatisme contemporain central

Pourtant, cette vérité, rigueur, morale, éthique, est une exigence de la société ; de la société individualiste : les individus doivent donc l’acquérir de la société, pour la constituer. Il y a là une complexité dans le processus de socialisation, à prendre en compte, à comprendre et à maîtriser, pour que cette socialisation soit réussie. Faute de quoi, les individus n’arrivent pas à se socialiser, se désocialisent, sont malades ou se marginalisent, s’excluent ou se radicalisent.
La socialisation grégaire permettait aux individus de se « cacher » dans le conformisme, la socialisation individualiste les contraint à la vérité, leur vérité, avec la responsabilité inhérente, sans échappatoire possible. Il semble que le seul échappatoire qui reste soit la désocialisation, la marginalité, la radicalisation ou la folie… pour ne pas avoir à s’assumer socialement, c’est à dire au regard des autres. Avec l’immense souffrance afférente.
Nous devrons collectivement faire face à cette contrainte, l’assumer et la maîtriser. Et les instruments de cette maîtrise sont encore à inventer.

Jean-Pierre Bernajuzan

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