De l’État démocratique à la société démocratique

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La démocratie occidentale n’a pas la démocratie antique pour origine, tous les antiquisants le confirment depuis des décennies. La démocratie occidentale est issue de l’évolution structurelle de la société occidentale dès son origine mais qui ne s’est pas démocratisée avant d’atteindre le niveau étatique. L’évolution démocratique de l’État n’aurait pu advenir sans celle préalable de la société.

Première étape : socialisation individualiste

C’est l’individualisation de la société, c’est-à-dire la socialisation individualiste, qui a constitué la base et le support, de la démocratisation plutôt que de la démocratie, car il faut la voir comme un processus plutôt que comme un fait acquis. La démocratie n’est jamais terminée ou aboutie, elle est un état provisoire des rapports sociaux qui accompagne et réalise l’évolution de ces rapports sociaux. Cette socialisation individualiste est totalement absente de la démocratie antique.

Deuxième étape : évolution des mentalités vers une nouvelle socialité

Plus les individus s’émancipent de leurs appartenances grégaires, familiales ou autres, plus ils deviennent légitimes sans appartenance, égaux entre eux, et libres parce que égaux.

Le salariat porte cette émancipation libératrice, il structure de plus en plus la société en évolution. Le salariat devient dominant au XVIIIe siècle, avant la révolution industrielle et la Révolution française.

L’émancipation des individus à l’égard de leurs familles leur donne, de plus en plus, le sentiment de leur liberté et de leur légitimité : ce sentiment imprègne progressivement toute la société, surtout par la « légitimité autonome » des individus. C’est un processus permanent et continu. L’émancipation des individus leur fait échapper à la hiérarchie familiale inhérente à toute entité grégaire : ils se socialisent donc en tant qu’égaux ; par le salariat, ils deviennent progressivement dominants en tant qu’égaux.

Troisième étape : subversion de l’ordre politique sous la pression de l’individualisme social

Cette évolution de la socialisation individualiste et des mentalités bouscule et subvertit continûment l’ordre politique.

L’ordre politique évoluant depuis le Haut Moyen-Âge était structuré sur des bases représentant les forces en présence. Le peuple des sujets évoluant de sa part vers une légitimité autonome de plus en plus forte, la pratique du pouvoir politique et juridique est obligé de tenir compte de l’évolution des mentalités. Et à force, il arrive un moment où l’ordre politique est obligé de changer pour prendre en compte la nouvelle socialité advenue. On retient surtout la rupture de la Révolution française, il y en a eu bien d’autres auparavant, toutefois la mise à bas de la royauté avec le meurtre du roi et son remplacement par la république sur des bases égalitaires lui a donné une aura extraordinaire qui nous donne le sentiment que tout a commencé là. Pourtant, le Royaume-Uni a accompli le même processus, souvent en avance sur la France sur bien des points, sans être passé à la République.

La démocratie devient le mode politique adéquat pour gérer la société individualiste

Dans la société occidentale, la démocratie est liée à l’avènement de la société individualiste et à la liberté et l’égalité des individus devenus citoyens.

La démocratie est la méthode rationnelle pour prendre en compte les intérêts, les désirs et les besoins de chacun et de tous, à la fois.

Cela a commencé par l’élection des politiques pour le contrôle et la gestion de l’État, puis par l’accroissement constant des droits des individus-citoyens et de l’État de droit. En France, c’est l’avènement de la république qui constitue la rupture avec l’ancien système, l’Ancien Régime.
Mais la démocratie est un processus, elle n’est pas acquise d’un seul coup définitivement, elle se construit et se développe continûment. Les tentatives de retour en arrière avec des gouvernements autoritaires et dictatoriaux ont finalement conforté le système démocratique car il beaucoup plus performant dans la prise en compte des problèmes et dans leur résolution.

La mentalité individualiste produit la responsabilisation individuelle

Tout au long du processus de la socialisation individualiste, les individus assimilent le fait qu’ils sont de plus en plus légitimes en soi, qu’ils sont donc plus libres et égaux. Ce qui ne les libèrent pas de toute obligation, mais qui leur donne le sentiment croissant qu’ils sont maîtres de leurs décisions, maîtres de leur vie. Ce fait accroît leur responsabilité individuelle : ils deviennent de plus en plus responsables individuellement de leur vie, alors qu’autrefois cette responsabilité était davantage celle du groupe social auquel on appartenait, ou à la fatalité.

À force, l’individualisme est devenu le devoir social de s’assumer soi tout seul. Ce devoir individualiste est infiniment plus exigeant que l’appartenance grégaire où l’on pouvait se laisser porter par le groupe. Cette exigence est le corolaire de la liberté que l’individualisme nous apporte, elle s’accroît sans cesse au point de devenir insupportable à certains. Ce qui constitue la grande difficulté sociale et sociétale du monde contemporain.

En progressant, l’individualisme pénètre jusqu’aux aspects les plus intimes de la vie sociale

La société progresse par les progrès des individus, parce que la société ne peut se développer que par le développement de ses individus. Et le développement des individus passe par tous les aspects de leur personnalité.

C’est un processus : lorsque la société était grégaire, la socialisation passait principalement par l’apparence sociale quoique chacun pensait ou ne pensait pas in petto. L’individualisation progressant, chacun est de plus en plus tenu de mettre sa personnalité en avant, de faire de sa personnalité individuelle l’expression de sa socialité. Comme le processus ne cesse jamais, c’est son intimité de plus en plus profonde qui est exigée. Ce qui a tendance à faire correspondre la personnalité sociale et la personnalité intime.

C’est une exigence extraordinaire très difficile à assumer, d’autant plus que le développement du numérique et des réseaux sociaux permet de plus en plus de s’exhiber. Mais l’exhibition visant le paraître plutôt que l’être est un piège, car l’intimité qui se dévoile est celle du besoin de se montrer : et une fois que l’on s’est exhibé, le regard extérieur scrute la personnalité intime même si la personne en question ne peut pas l’assumer publiquement.

Tout ceci constitue la socialisation dans son évolution, il faudrait la prendre en compte en tant que telle, nonobstant tous les autres aspects de la vie.

Symétriquement, la socialisation grégaire régresse et son conformisme devient néfaste

La régression de la socialisation grégaire entraine celle de ses caractères propres : la légitimité grégaire et son corolaire, son conformisme, qui assurait la cohésion sociale, mais aussi la sécurité sociale existentielle par le sentiment d’appartenance. En fait, c’est tout un système qui s’effondre, d’appartenance, de sociabilité, de repères, d’allégeance, et finalement de sécurité.

Le conformisme qui assurait la cohésion sociale dans la société grégaire homogène devient contre-productif dans la société individualiste hétérogène, car il s’applique à chacune des communautés et contre les autres, désormais le conformisme divise la société.

La première étape de la démocratie a été celle du politique et du droit : de l’État de droit

Tout d’abord précisons : l’État n’est pas seulement l’État central, il est aussi les collectivités territoriales, les municipalités, l’administration, et toutes les entités étatiques telles que l’Éducation nationale, Pôle emploi, la Justice, services sociaux…
Le premier acte démocratique a été d’élire des représentants pour leur déléguer différentes fonctions de gouvernance, l’essentiel de la démocratie s’est limité à ces élections pendant longtemps.
Mais plus l’individualisation se développe et plus la nécessité de prendre en compte tous les aspects sociaux s’impose, tant dans les rapports sociaux que dans les personnalités mentales. Cette prise en compte éminemment politique se traduit par une pratique démocratique. De plus en plus, chacun de nos comportements, de nos attitudes, doit s’inscrire dans le rapport démocratique-égalitaire ; plus on avance et plus le respect de l’autre, de tous autres, s’impose. Le droit humaniste-égalitaire, étatique, consacre cette évolution et sanctionne les manquements.

Ainsi, c’est la société elle-même qui devient démocratique dans tous les aspects de sa vie, tant dans les relations interpersonnelles publiques ou intimes que dans les attitudes implicites signifiantes ; ces attitudes implicites renvoyant à un respect ou à un irrespect des autres, ce qui entraine approbation ou réprobation/condamnation. C’est ce normage individualiste-égalitaire qui est proprement démocratique et qui structure désormais la société.

Les individus se socialisent en étant de plus en plus engagés dans la totalité de leur personnalité

L’individualisation croissante suscite l’implication toujours plus importante et plus profonde des individus dans leur socialisation. C’est-à-dire dans une exigence en même temps qu’une liberté toujours plus grandes. C’est une socialisation si exigeante que certains n’y arrivent pas, ils ne la supportent pas. La liberté et l’égalité qu’apporte l’individualisation sont des progrès extraordinaires, mais l’exigence qui leur est inhérente est quelquefois au dessus des forces de certains, particulièrement dans les couches sociales les plus défavorisées ; aussi décrochent-ils, et quelquefois se révoltent-ils violemment, comme les jihadistes occidentaux par exemple. Il est a priori surprenant que des personnes défavorisées refusent la liberté et l’égalité, mais encore faut-il qu’ils aient les moyens et la force de se socialiser dans ce cadre-là, sinon ils se retrouvent dans une galère existentielle insurmontable.

Alors que le groupe de la société grégaire les « portait », ils étaient soumis à l’ordre grégaire certes, mais ils n’avaient pas à s’assumer seuls.

Les politiques publiques doivent désormais intégrer trois nouveaux aspects : le rapport à l’autorité, la responsabilité individuelle et la démocratie sociale

Les individus-citoyens sont désormais légitimes en soi, libres et égaux : ce qui signifie qu’ils sont de moins en moins soumis, qu’ils reconnaissent de moins en moins l’autorité a priori. Tout le fonctionnement du système antérieur est remis en question : même élu, les décisions d’un homme politique ne sont plus acceptées si les citoyens n’ont pas participé à leur élaboration préalable.

Le gouvernement « d’en haut » devient de plus en plus impossible car illégitime. En devenant libres, égaux et légitimes, les individus-citoyens deviennent plus responsables à la fois d’eux mêmes et collectivement ; ils refusent de plus en plus qu’on les prive de l’exercice de leur responsabilité, qui revient à les réduire à l’état de mineurs, ce qu’ils supportent de moins en moins.

Étant impliqués et responsables les uns vis-à-vis des autres, les individus-citoyens admettent de moins en moins d’être dépossédés de leur pouvoir solidaire et collectif par un pouvoir politique qui prétend leur imposer son arbitraire.

Les différentes tentatives de démocratie participative ou délibérative sont beaucoup trop superficielles pour répondre à l’exigence individualiste.

Il s’agit désormais de restructurer les institutions démocratiques qui doivent être adaptées à la socialisation qui advient, car la structuration actuelle correspond à une société ancienne disparue.

La société devenant démocratique, l’exercice démocratique revient à la base

L’exclusivité politique de la démocratie devient illégitime au regard des citoyens, ils exigent désormais leur participation dans l’élaboration des décisions les concernant.

Comme les politiques ne comprennent pas cette demande nouvelle ils essaient de prolonger l’ancienne pratique démocratique, mais sans accorder un réel pouvoir de décision dans l’élaboration. Résultat, la contestation des politiques élus ne cesse de croître.

La pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron a encore aggravé l’écart entre cette pratique du pouvoir et les attentes du public.

Une reconfiguration des institutions doit répondre à cette exigence démocratique sociale : pour une « démocratie montante »

Les institutions actuelles ont été conçues pour l’exercice de la démocratie d’État.

Il faut désormais qu’elles deviennent celles de l’exercice démocratique social de base, pour que la construction des décisions s’élabore au premier niveau où les gens les plus simples vivent, puis que ces élaborations remontent en se rassemblant et se synthétisant dans une « démocratie montante ».

Au contraire d’aujourd’hui où nous subissons toujours une démocratie descendante où notre participation démocratique est limitée à la désignation de celui qui nous imposera son arbitraire.

Il faut inverser le sens du pouvoir, l’individualisme auquel nous sommes parvenus aujourd’hui l’exige désormais.

Jean-Pierre Bernajuzan

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