De la citoyenneté numérique…

De la citoyenneté numérique…

Un lecteur du Monde m’a adressé ce message :

Bonjour Monsieur.
Ma remarque concerne la réponse que voici que vous faîtes à des gens qui contestent des tentatives de déradicalisation :

    @Patrick Volut, Openeye, et les autres : quand on est borné, on est borné. Quand on ne veut pas comprendre, on ne comprend pas ; soyez tranquilles, si vous refusez de comprendre, personne ne pourra vous obliger à le faire ! Quant à moi, même s’il manque des éléments de mon point de vue, cette présentation constitue un très bon départ pour pouvoir commencer à travailler en profondeur. – Vous, contempteurs et critiqueurs, qu’avez-vous à proposer de si valable qui vous donne votre prétention ?

Je pense que vous vous trompez, ces gens comprennent parfaitement de quoi il s’agit, c’est peut-être vous qui ne les comprenez pas. Je concède qu’ils ne prennent peut-être pas conscience de la portée et des enjeux de leurs revendications. Leurs principes sociaux ne sont pas les vôtres. Vous êtes convaincu, comme moi, que la société doit être fondée sur les principes qui étaient ceux du CNR en 1945, et qui ont servi à fonder aussi l’Europe, ceux d’un libéralisme d’équité, d’une justice redistributive économiquement, socialement, et culturellement. Vos contradicteurs sont des utilitaristes. Resocialiser ces jeunes on ne sait pas trop faire encore, il faut réfléchir, il faut mettre en œuvre, tâtonner, ce sera long, il y aura des échecs, et, tous comptes faits, ça coûte trop cher à la société pour ce que ça peut lui rapporter. Donc, on ne fait pas. Dans une réaction à un autre article un réacteur se propose pour le peloton d’exécution, un autre suggère les assassinats ciblés au moment du retour etc. Voici, à mon avis, ce qu’il faut éventuellement répondre clairement à ces gens là : vous appelez à des solutions qui seraient celles d’une société qui dénie toute dignité à ceux qui ont failli, vous refusez les valeurs chrétiennes, etc.
Bien respectueusement,  H A
PS : J’ai résilié mon abonnement au journal pour éviter de m’embarquer dans des polémiques avec tous ces trolls qui infestent anonymement les réactions réservées aux abonnés.

Bonjour Monsieur A,

Vous dites que ces gens sont des utilitaristes ?? Je ne vois pas les choses ainsi.
Je pense qu’ils n’ont pas le désir, l’envie, de faire des efforts. De comprendre, de remonter assez loin dans la réflexion pour comprendre comment les choses se font, comment elles sont en se faisant. Car cette compréhension les obligerait à envisager le travail à faire. Car cette compréhension les obligerait à se comprendre eux-mêmes, à comprendre comment ils se sont faits eux-mêmes : ça les obligerait à reconsidérer comment ils se sont construits eux-mêmes, et donc à relativiser leur « être ». Car je pense qu’ils se pensent d’une manière absolue en quelque sorte, pour ne pas risquer de remettre leur être en question : c’est pourquoi je pense qu’ils se servent des « radicalisés » en question comme des repoussoirs en opposition à leur propre être, comme des boucs émissaires. Le bouc émissaire est essentiellement celui par lequel on évite de se voir soi-même, de voir ses propres difficultés, ses propres fautes, culpabilités, sa propre réalité…
Plutôt que des « utilitaristes qui auraient des principes différents des miens », ce sont des gens qui n’analysent pas comment ils se sont faits eux-mêmes, par quels processus, par quelles méthodes d’éducation, dans quels contextes familiaux et sociaux, et historiques… dont ils sont le résultat vivant. Je pense qu’ils absolutisent ce résultat qu’ils sont devenus. Et le refus de comprendre ceux qui ont un comportement différent, qu’il soit délinquant, criminel, ou simplement idéologique ou culturel, ce refus est une manière de sanctuariser leur « être-soi » en en faisant un absolu. C’est manière d’être a l’inconvénient d’exclure l’autre différent, et donc de rendre la vie commune impossible. Elle répond trait pour trait au comportement des différents, radicalisés en l’occurrence, dans un antagonisme mimétique parfait. Il y a aussi un désir de vengeance à l’égard de ceux qui nous agressent, qui nous menacent, qui nous angoissent… Effectivement, ils ont tendance à revendiquer la peine de mort ou l’extermination, en tous cas l’exclusion de ceux qu’ils condamnent, sans se rendre compte que ce faisant, ils détruiraient l’ordre social qu’ils prétendent défendre. Il s’agit aussi d’une xénophobie (qui est à l’origine une défense du groupe contre l’extérieur) : dès lors qu’ils peuvent attribuer une origine autre que la nôtre ancestrale à ceux-là, l’exclusion xénophobe intervient. Le désir de meurtre, de peine de mort, est le désir de la tentation de résoudre le problème de la relation à l’autre par son élimination : plus d’autre, plus de problème. Alors qu’on ne peut exister – QUE – dans notre rapport aux autres.
Plutôt que des principes ou des valeurs différents, ce qui nous distinguerait, mes contradicteurs et moi, c’est la conscience des mécanismes qui nous construisent, et la nécessité qu’ils nous soient communs, et qu’ils le demeurent pour que nous puissions continuer à « faire société » ensemble. N’en étant pas conscients ni ne voulant en assumer la responsabilité, mes contradicteurs, sans s’en rendre compte détruisent la faculté même du vivre ensemble. C’est le dilemme constant de la démocratie : la démocratie doit savoir se défendre. Oui, mais à condition que cette défense respecte les principes démocratiques ; sinon, elle détruit ce qu’elle prétend défendre… !

Démocratie numérique

Votre Post-Scriptum évoque la question de notre participation aux commentaires sur les journaux numériques. D’abord, les trolls en question sont des abonnés du Monde.fr, sinon ils ne pourraient y participer. J’ai une autre position que la vôtre puisque je participe, moi, à ces commentaires. Et je pense que c’est nécessaire, car ces sites numériques permettent à l’opinion publique, la nôtre, de s’exprimer. C’est un progrès que d’être directement partie-prenante de l’information, nous ne sommes plus des consommateurs passifs.
Bien-sûr, souvent, cette opinion publique n’est pas très belle, mais elle n’est pas plus laide qu’autrefois. J’ai bientôt 70 ans, et j’ai toujours rencontré des gens, des individus, des milieux et des groupes, ayant des opinions extrêmement peu démocratiques ni humanistes, comme celles du Front National qui ne se retiendrait pas comme il le fait aujourd’hui, sans que ces opinions impliquent les gens dans des engagements politiques particuliers : on pouvait rencontrer ces opinions aussi bien à droite qu’à gauche, à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche… Il est d’ailleurs extraordinaire que ces opinions extrémistes s’expriment sans rapport avec des opinions politiques avec leurs valeurs propres, signe que ces opinions ne représentent pas les valeurs qui construisent la société, la nation et le pays. Il n’y a donc là rien de nouveau.
Ce qui est nouveau, c’est qu’au lieu de s’exprimer dans des lieux relativement particuliers, fermés, ils s’expriment désormais dans un forum public, partagé avec tout le monde. Et l’on voit désormais que ces opinions triviales, arbitraires, sans intelligence empathique, sont partagées par tous les milieux ; le niveau d’instruction ne constitue pas une protection contre ces dérives antidémocratiques et anti-humanistes, leurs formes d’expression diffèrent, mais le fond est le même. Ce fond est la nature du rapport à l’autre. De quelque classe sociale que l’on soit, on peut, soit renvoyer l’autre dans une altérité hostile, soit s’identifier à lui et l’identifier à soi, ce qui suppose une empathie.

Socialité

Et ce rapport à l’autre exprime une certaine « socialité » : par socialité, j’entends une « manière d’être en société », qui change avec les changements de la société. Les changements sont réciproques : les changements individuels changent la société et les changements sociétaux changent les comportements individuels. La socialité évolue dans le même processus que la société. Si les individus n’accompagnent pas le changement de la société, ils se trouvent très vite déphasés, hors jeu.
Or pour fonctionner, une société a besoin d’une cohérence qui lui donne son efficience. Cette cohérence est obtenue par la dynamique du rapport aux autres des individus de la société : il est donc impératif que ce rapport aux autres soit inclusif et qu’il permette à chacun et à tous de participer à la vie commune, ce qui implique des rapports sociaux empathiques pour qu’ils puissent être productifs.

Socialité numérique, virtualité et citoyenneté

Dans la vie de tous les jours, on pratique cette convivialité plus ou moins pacifiée car elle est nécessaire à la vie sociale et économique ; on met en sourdine ses opinions car elles risqueraient de provoquer des affrontements qui pourraient provoquer des ruptures qui seraient préjudiciables à nos intérêts respectifs et réciproques : autrement dit, dans la réalité de la vie sociale, on garde son quant-à-soi.
Sur les réseaux sociaux, on exprime ses opinions, ses sentiments, et on ne vit pas ensemble : ceux que l’on conteste, que l’on dénigre, comme ceux que l’on apprécie d’ailleurs, on ne vit pas avec eux, on n’a pas à les supporter dans la vie réelle. En fait, sur les réseaux sociaux, la vie est virtuelle, elle n’est pas réelle, on n’a donc pas à assumer les conséquences sociales de ce qu’on y dit. Alors on peut se lâcher… on peut dire ce que l’on ne dirait pas à quelqu’un en vis-à-vis sans conséquence grave.
Certes, les relations numériques sont virtuelles, mais la parole qui s’y exprime engage leurs auteurs. Si la virtualité n’est pas la réalité, mais elle la reflète tout de même. Et cette expression numérique renvoie à la vie réelle avec ses choix sociaux, économiques et politiques : elle est devenue une expression fondamentale de la vie démocratique.
Et c’est ici que je me distingue de vous. Je prends très au sérieux cette expression démocratique numérique, j’y participe pour y apporter ma contribution rationnelle, démocrate, humaniste. Je refuse d’abandonner ce champ démocratique à ceux qui voudrait le détruire, ou qui le détruisent sans s’en rendre compte. Apporter une argumentation rationnelle et démocrate, c’est à dire respectueuse des opinions et sentiments des autres dans une perspective commune et réciproque, sur tous les sujets, est une contribution essentielle à la vie démocratique. Rationaliser nos émotions, nos opinions, nos sentiments est de plus en plus indispensable à la maîtrise de la réalité du monde, aussi bien au niveau national qu’au niveau mondial. Et les rationaliser en prenant en compte toutes les diversités de point de vue pour les faire coexister.
Il ne faut pas abandonner la partie, il ne faut pas laisser le champ libre à tous ces inconscients d’eux-mêmes et des autres, ils feront du monde un chaos dont on ne sortira que blessés et meurtris… et le travail de  construction ou de reconstruction restera encore à faire ! Davantage que de défendre des idées ou des philosophies, il s’agit d’ordonner le monde, rationnellement. Car les « valeurs », démocratiques, humanistes, etc, ne valent que parce qu’elles permettent l’existence d’un monde ordonné, maîtrisé et pacifié.


Jean-Pierre Bernajuzan

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