3/5 – Les révolutions violentes ont du mal à assurer la paix civile

Contre le divin, la dictature et l’arbitraire, la démocratie qui a une origine sociale

Ne pas confondre la démolition et la reconstruction…

La libération de la révolution ne constitue ni la maîtrise de la violence ni l’instauration de la paix civile par la démocratie, du moins lorsqu’elle est violente. Elle se contente de mettre à bas l’ancienne structuration politique. Même violentes, les révolutions sont sans doute nécessaires, mais elles ne constituent pas en elles-mêmes l’avènement de la démocratie, même si elle est leur objectif déclaré. Cela tient aux phases différentes de l’action politique : le révolution est la première phase de la subversion d’un régime politique par un autre, c’est la démolition qui est forcément violente sinon physique du moins symbolique. La deuxième phase est la reconstruction d’un régime nouveau, mais qui s’appuie sur les conditions dans lesquelles l’ancien a été renversé. Pour comparer : si l’on démolit un bâtiment pour le reconstruire, on ne peut pas identifier les deux phases, les confondre ne viendrait à l’idée de personne.

Il ne faut pas se faire d’illusion, les révolutions sont forcément violentes, plus ou moins physiques ou symboliques, pour détruire une structure étatique existante. Cette violence est légitime dans la mesure où elle sert à abolir une violence qui devient insupportable, mais elle perdra sa légitimité si elle perdure. Si elle perdure, c’est une autre dictature qui remplace la précédente, et la révolution n’aboutit pas, ou l’aboutissement obtenu ne satisfera pas à terme la population. Ce qui suscitera une nouvelle révolution pour tenter d’obtenir un changement satisfaisant.
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C’est le changement de socialisation, grégaire/individualiste, qui motive le plus souvent les révolutions

Le type de socialisation fonde les régimes politiques, sinon ils ne pourraient durer. Les sociétés évoluant, le type de socialisation aussi, ce qui suscite de la part des populations un désir de changement. Le régime politique résiste, la pression sociale s’accroît jusqu’à ce qu’il cède. La socialisation grégaire est originelle, elle est donc très ancienne, c’est elle qui sera subvertie par la socialisation individualiste.

Les régimes et structures politiques répondent aux besoins des sociétés telles qu’elles sont constituées. Ils en sont l’extension qui leur permet de fonctionner correctement.

Avant l’ère de la socialisation individualiste, les structures étatiques étaient, soit une association oligarchique de tribus plus ou moins puissantes, tribus elles-mêmes hiérarchiques organisées en clans, familles, etc, assez autonomes dont les populations avaient des liens forts, c’est-à-dire de soumission au groupe auquel elles appartenaient et plus lâches avec la structure étatique ; soit une entité impériale qui dominait un ensemble de groupes, tribus, ethnies, nationalités, religions, complètement soumises mais avec une grande autonomie diverse, culturelle, linguistique, religieuse. Ainsi, c’était les groupes qui étaient rassemblés sous la même autorité, pas les individualités qui se référaient à leurs propres groupes.

Selon les rapports de force et selon les circonstances, le type de pouvoir qui s’instaure est plus ou moins collaboratif, autoritaire ou dictatorial. Selon les époques, ce sont les politiques qui contrôlent le pouvoir avec des forces armées à leur main, ce pouvoir pourra se permettre de ne pas être excessif, ou bien c’est une minorité socio-culturo-religieuse qui prend le contrôle de l’armée et qui impose sa domination à la majorité, dans ce cas dictatoriale, car il en va de sa survie.

Dès lors qu’a été inventé la socialisation individualiste en Occident, elle agit partout, dans toutes les civilisations qui sont en contact avec l’Occident. Déjà, la culture sacrificielle a été détruite par le contact avec la civilisation chrétienne parce qu’elle révèle que la victime est innocente : si la victime est innocente le sacrifice ne fonctionne plus, car dans la pensée sacrificielle le sacrifié est coupable : s’il n’est plus coupable il ne peut plus être sacrifié, et tout ce que le sacrifice apportait est perdu. (René Girard)
Toutes les sociétés de toutes les civilisations sont affectées par la rencontre avec la civilisation chrétienne occidentale : chrétienne pour leur rapport au sacrifice, occidentale pour leur rapport à l’individualisme. La civilisation occidentale offre une ouverture, à toutes les sociétés de toutes les civilisations, vers un développement sans lequel elles seraient figées ou bloquées dans une impasse. C’est-à-dire qu’elle offre un dynamisme qui ouvre sur avenir non écrit, ce qui change la perspective :

Dans les sociétés grégaires traditionnelles, l’origine c’est-à-dire le passé, donnait le sens au présent.
Dans les sociétés individualistes c’est l’avenir, c’est-à-dire la finalité qui donne le sens au présent.
Le sens de l’Histoire s’est inversé : ce n’est plus l’origine qui apporte la légitimité, c’est la finalité.
Il ne s’agit plus d’être conforme au passé, il s’agit d’assumer l’avenir en construisant le présent.

Cette perspective a changé lorsque le rapport social de base est devenu – habiter – dans les sociétés occidentales. Alors qu’auparavant, dans les sociétés grégaires antérieures, c’était l’appartenance à un maître ou à une famille qui était le rapport social de base.

La logique individualiste se diffuse progressivement partout, elle travaille les sociétés grégaires, les fait évoluer ; selon que le pouvoir politique est plus ou moins ouvert ou verrouillé, l’évolution individualiste se réalise plus ou moins sereinement. Lorsque les différents partis sont crispés dans leurs positions chacune avec des forces armées particulières, la situation est bloquée et la population civile subit, impuissante. Si elle se révolte, ou simplement demande la démocratie, elle peut être massacrée par son propre gouvernement, parce que les intérêts particuliers des parties prenantes, grégaires donc, priment sur l’intérêt général de la population.

Il se présente en trois cas principalement : le premier cas est celui où les communautés sont antagonistes et figés dans un rapport de force, parce que céder une partie du pouvoir pourrait se traduire par leur extermination, surtout si la communauté qui détient le pouvoir est minoritaire. Le camp, le clan qui détient la force armée ne le lâche pas, cela peut durer très longtemps ; c’est l’effondrement de ce clan qui peut ouvrir la situation.
Le deuxième cas est celui où une idéologie a accaparé le pouvoir avec une certaine légitimité reconnue par les populations concernées dans un premier temps ; mais ce régime n’est pas viable, ne fonctionne pas bien, la population voudrait changer, mais il est verrouillé et il garde le pouvoir par la répression et le contrôle de la population.
Enfin le troisième cas concerne des pays comme les précédents, mais parce qu’ils sont dans une situation particulière, par exemple excentré par rapport au cœur du pouvoir ce qui affaiblit le régime en place, où les revendications de liberté et de démocratie peuvent s’exprimer, se développer et gagner le pouvoir politique. Et plus les populations pratiquent la démocratie et plus elles y tiennent : elles s’unifient dans l’expérience démocratique. Là, elles sont prêtes à se battre pour la défendre.
L’expérience démocratique leur apprend comment résoudre leurs problèmes dans le débat et les décisions démocratiques, c’est-à-dire par le vote. Les lois sont votées en accord avec la population, la culture démocratique est progressivement acquise, le droit devient la base sur laquelle l’arbitraire de la volonté générale s’établit, et non plus sur le bon vouloir autocrate d’une ou plusieurs personnes.
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Les sociétés individualistes se développent par le développement de leurs individus

Par leur hiérarchie interne, les sociétés grégaires ne se soucient pas de développer la totalité de leur population, il leur suffit de développer les catégories qui leur sont utiles. Par leur égalité, les sociétés individualistes sont obligées de développer tous leurs individus, dans la mesure de leur possible, à la fois pour leur cohérence sociale étant donné la montée de la légitimité des individus, et aussi pour développer leur puissance. Alors que dans les sociétés grégaires, les individus sont assignés à leur place sociale définie par la hiérarchie.
L’émancipation des individus à l’égard de leurs familles induit leur -égale- légitimité croissante, légitimité qui induit à son tour leur reconnaissance, reconnaissance qui induit un pouvoir politique démocratique. C’est cette dynamique que développe la socialisation individualiste en subversion de l’ordre grégaire, jusqu’à la démocratie.

C’est un processus long, qui commence par l’influence des sociétés déjà individualistes, même si elles sont oppressives ou malgré cela : l’influence est indépendante des actions politiques volontaires qu’elles soient bienveillantes ou répressives, puis il continue par l’appropriation des valeurs de cet individualisme, y compris contre l’oppresseur qui les leur fait connaître. Je parle ici des puissances européennes qui ont exercé une domination et exploitation coloniales contre les valeurs individualistes dont elles étaient issues.
Les sociétés colonisées ont eu deux adversaires à combattre : le colonisateur oppresseur et exploiteur, mais aussi l’ordre grégaire hiérarchique de leurs propres sociétés. Le résultat de ce combat a été inégal : le colonisateur a bien été chassé après quelques années ou décennies, mais l’établissement d’un ordre individualiste, égalitaire et libertaire, autrement dit démocratique, a pris beaucoup plus de temps, n’est toujours pas terminé mais il progresse. C’est que le travail interne des sociétés est beaucoup plus long que la lutte contre un ennemi extérieur.
Il aurait fallu que les États nouvellement indépendants commencent par donner une éducation/formation égalitaire à tous, filles et garçons, hommes et femmes. Mais c’était une politique difficile à mettre en place, à la fois parce les mentalités de ces sociétés n’y étaient pas prêtes, et parce que les élites qui accédaient au pouvoir étaient plus soucieuses de s’y maintenir en éliminant leurs rivaux et en développant leur propre puissance, plutôt que de faire œuvre utile à long terme pour leurs populations.
On peut observer que la mondialisation et la médiatisation ont accéléré le processus par les échanges et la visibilité partagée, ce qui permet à des sociétés très éloignées d’observer comment d’autres sociétés vivent, s’organisent, agissent et réagissent ; dans ces conditions les comportements individualistes sont assimilés comme des possibles normaux.

À suivre…

Jean-Pierre Bernajuzan

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