2 – Partie II – La dynamique des inégalités

L’ATTACHEMENT SOCIAL de Serge Paugam

L’attachement social

5 – L’entrecroisement inégal des liens sociaux

Un risque inégal : la rupture du lien de filiation, la rupture du lien participation élective, la rupture du lien de participation organique, la rupture du lien de citoyenneté.
La rupture du lien de filiation peut advenir dès la naissance, les enfants placés courent un grand risque de mauvaise socialisation, SDF, divorce, violences physiques ou sexuelles, ou bien à l’âge adulte, divorce, ou à la vieillesse, ce délitement des liens filiaux est très inégal et pèse sur la vie des gens concernés.
La rupture conjugale joue souvent comme facteur déclenchant, ruptures sociales cumulées, chute de revenu, perte du logement, de l’emploi, problèmes de santé, sentiment d’être dévalorisé, perte de confiance en soi.
Le chômage constitue la forme la plus évidente de rupture du lien de participation organique, mais, hors chômage, il existe des conditions de précarité dont les effets sont comparables. Le salarié occupe une position inférieure dans la hiérarchie des statuts sociaux définis par l’État providence. Il peut subir une précarité de l’emploi et aussi lorsque son travail lui semble sans intérêt, mal rétribué et faiblement reconnu dans l’entreprise, il éprouve le sentiment d’être inutile : on peut parler d’une précarité du travail.
Le lien de citoyenneté n’est pas non plus à l’abri d’une rupture : c’est le cas lorsque les individus sont trop éloignés ou tenus à l’écart des institutions pour accéder à des papiers d’identité pour exercer leurs droits ; les sans domicile sont aussi coupés des circuits administratifs, etc. Le degré de défiance des citoyens dans les institutions permet d’évaluer la rupture du lien de citoyenneté, de même l’abstention électorale, la passivité des pauvres et l’incivisme des jeunes.

La mosaïque du social : le risque de ruptures cumulatives, le centre et ses marges, penser le mouvement des liens sociaux.
Si chaque personne peut faire l’expérience d’une rupture de ses liens sociaux au cours de son existence, la probabilité de connaître l’épreuve de rupture cumulatives est variable selon les milieux sociaux.

Pour éviter l’enfermement dans un cadre analytique trop statique et trop étroit, il faut considérer ces catégories comme idéal-types et rechercher les situations intermédiaires.

6 – Les anxiétés de l’attachement

L’attachement social – entre liberté et contrainte : la définition sociologique de la liberté, l’intériorisation des contraintes.
Les évolutions structurelles des sociétés modernes ont renforcé la fragilité des liens sociaux, chômage de masse, emplois précaires et à temps partiel contraint, sous-emploi, etc, montrent l’effritement de la société salariale. Il en ressort un sentiment fort de précarité sociale.
Les individus ressentent la force de chaque lien quand ils en retirent l’assurance d’une protection (compter sur) et la satisfaction d’une reconnaissance (compter pour). C’est à cette condition qu’ils peuvent se sentir libres : comment les « liens qui libèrent » libèrent-ils ?


Friederich Hayek définit la liberté par l’absence de coercition et de contrainte. Définition libérale de la liberté lui répond Raymond Aron qui propose une définition de la « liberté sociologique » : « Les hommes sacrifient une partie de leur sphère privée pour être gouvernés par des frères de race, de langue ou de religion, pour être traités en égaux, pour se donner une patrie, voire dans l’espoir de sortir de la misère ».

La liberté est aussi plurielle, personnelle, politique et sociale, sans lesquelles les plus modestes, du fait de leur précarité ne pourraient se sentir libres.
Georg Simmel souligne que pour tout être en relation avec les autres, la liberté est un « mode particulier de relation à l’entourage ». Il en tire deux conséquences : 1 « pour l’homme social la liberté n’est ni un état donné d’emblée, allant de soi, ni un bien acquis une fois pour toute, une possession ferme substantielle, la liberté lui apparaît comme un processus permanent de libération, pour la libération de soi, de s’affirmer même dans la dépendance, avec sa volonté libre – un combat qu’il faut mener à nouveau après chaque victoire ». 2 « l’homme ne veut pas seulement être libre, mais aussi utiliser sa liberté pour autre chose » et « ce quelque chose n’est souvent rien d’autre que la domination et l’exploitation d’autres hommes », l’être humain est lié aux autres et lie les autres. La liberté correspond à une « relation sociologique ambivalente, même si elle est présentée comme une qualité de l’individu ».
En partant des réflexions de Aron et de Simmel, il paraît légitime de parler de « liens qui libèrent », au sens d’une adhésion volontaire à celles-ci : l’individu peut très bien évaluer que le respect de la règle morale apporte des satisfactions aussi bien individuelles que collectives. En suivant la perspective durkheimienne de la désirabilité de la contrainte, on peut considérer que les liens sociaux sont d’autant plus forts qu’ils apportent, ensemble ou séparément, de la protection et de la reconnaissance. Ainsi protégés et reconnus, les individus sont le plus souvent d’être librement attachés aux autres et aux groupes avec lesquels ils sont en relation. Ce sentiment les attache aussi au système social puisque ce dernier leur procure la sensation d’être conformes et ils sont valorisés en tant qu’individus du fait de cette conformité. Il est alors possible de considérer chaque type de lien comme un facteur de libération.

Fragilités et oppressions : les liens qui fragilisent, les liens qui oppressent.
Les liens fragilisent les individus quand ils ne leur procure pas toute la protection attendue. Les liens ne sont pas rompus et les individus peuvent même se sentir plus ou moins reconnus dans les échanges sociaux, mais ils restent incertains.
Le lien de participation organique peut être aussi en lui-même un facteur de fragilité et donc d’anxiété. Surtout s’il est durable, le chômage est par définition l’expression de la rupture de ce lien. L’intégration incertaine correspond à une forme d’intégration limitée, où l’instabilité de l’emploi ne s’accompagne pas forcément d’une insatisfaction dans le travail et donc d’un déni de reconnaissance, mais où les individus savent qu’ils risquent de perdre leur emploi.

Le lien de citoyenneté repose sur une conception exigeante des droits et devoirs de l’individu, sa fonction est de transcender de cette façon les différences.

Ainsi, les quatre types de liens peuvent, chacun de façon spécifique, placer les individus dans une situation équivoque en leur assurant la reconnaissance élémentaire dans les différentes sphères de la morale et de la vie collective, sans pour autant leur assurer leur protection nécessaire pour qu’ils puissent y déployer avec assurance et envisager sereinement des perspectives d’avenir.
Il existe aussi des liens qui apportent une certaine forme de protection et de garantie face à l’avenir mais qui restent fondés sur une forme plus ou moins prononcée de déni de reconnaissance : ce sont alors des liens qui oppressent.


Le lien de filiation peut être particulièrement oppressant sous la configuration de domination paternaliste. Si le foyer parental est un refuge, il est aussi fragile car il compromet l’autonomie des jeunes adultes et provoque chez eux le sentiment d’être contraints à une dépendance prolongée. La honte des parents d’avoir des enfants qui ne correspondent pas à leurs attentes peut avoir pour corollaire la honte des enfants d’avoir des parents de milieu populaire. La difficulté des jeunes couples de s’entendre avec leurs parents et beaux-parents, celle d’avoir ou de ne pas pouvoir avoir des enfants peut conduire au suicide.
L’intégration laborieuse est une forme d’intégration professionnelle assez classique qui correspond aux salariés globalement insatisfaits dans leur travail, mais dont l’emploi n’est pas menacé, l’ambiance est mauvaise, les conditions de travail sont pénibles, les relations avec les collègues et supérieurs mauvaise.
Le sentiment d’être exploité est l’expression d’un mal-être au travail. Durkheim voyait la « division du travail contrainte » un obstacle à la solidarité. Enfin, le lien de citoyenneté peut également être oppressant en tant que source d’une infériorisation reconnue, « citoyens de seconde zone ».


Les liens qui oppressent se déclinent dans chacune des sphères de la morale qu’elle soit domestique, associative, professionnelle ou civique. Ils ont l’expression tantôt d’une domination, révélant une subordination imposée sous la forme d’humiliations et de vexations répétées, tantôt de l’ambivalence du système normatif. Dans les deux cas ils peuvent traduire des symptômes de dépression, une perte de confiance en soi et de comportements suicidaires, mais aussi par des formes de lutte et de résistance.

7 – Retour sur le concept de disqualification sociale

Trajectoires dans l’assistance : les souffrances de la dépendance, déficit de protection et déni de reconnaissance.
La problématique initiale de la disqualification sociale était liée à la question de la pauvreté, qui n’est pas seulement relative mais qui est construite socialement. Son sens est celui que la société lui donne. L’auteur, à partir de Simmel, entrevoit la pauvreté d’une population en fonction de sa dépendance à l’égard des services sociaux et le reste de la société : 1 est la stigmatisation des assistés, le fait d’être assisté assigne les « pauvres » à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports ; 2 l’assistance a une fonction de régulation du système social, si les pauvres par le fait d’être assistés ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent la dernière strate. En ce sens la disqualification sociale n’est pas l’exclusion, ou alors ce serait une exclusion relative ; 3 les pauvres ne sont pas dépourvus de possibilités de réaction, s’ils sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance ; 4 la pauvreté est hétérogène, elle est un processus, pour la collectivité les pauvres sont une catégories sociale, mais ce n’est pas pour autant ensemble social homogène. Pour rendre compte de cette hétérogénéité, trois types de relation, fragiles, assistés et marginaux, en distinguant plusieurs types de relation aux services d’action sociale : fragilité intériorisée, fragilité négociée, assistance différée, assistance installée, assistance revendiquée, marginalité conjurée, marginalité organisée ; 5 les conditions socio-historiques de la disqualification sociale.

La disqualification sociale est une relation d’interdépendance entre les pauvres et le reste de la société qui engendre un angoisse collective par la menace qu’elle fait peser sur l’ensemble de la société.

Déficit de protection et déni de reconnaissance :

Un processus global : la disqualification sociale au travail, disqualification sociale et domination.
Causes de la disqualification sociale au travail : entreprises en déclin, management oppressant, féminisation des métiers. D’autre part le concept de qualification sociale n’est pas réductible à l’analyse du rapport social de la pauvreté, le déni de reconnaissance y concourt aussi. « Ce n’est qu’à partir du moment où ils sont assistés qu’ils deviennent membres d’un groupe caractérisé par la pauvreté ».

Jean-Pierre Bernajuzan

À suivre n°3 3ème partie

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.