On l’a échappé belle !

Dans les années 1970, j’ai rencontré une fille lors d’un week-end de journées d’études auxquelles nous participions. C’était le type d’études où nous nous impliquions profondément et intimement qui concernait le Tiers-Monde, mais c’était notre propre rapport à lui sur lequel nous nous interrogions. Les conférenciers invités étaient plus ou moins experts, surtout engagés dans le développement de pays du Tiers-Monde, Chilien, Algérien, etc, ou acteurs occidentaux engagés. C’était à la fois une réflexion sur la marche du monde dans la période après la décolonisation, et une réflexion sur soi dans cette marche du monde : intime et universelle.
Toute la journée, dans nos débats passionnés, nous exprimions nos personnalités et nos exigences dans notre rapport aux autres : le réalisme ou l’irréalisme des politiques de ces pays, et notre propre position de pays développés occidentaux. Comment notre exigence de solidarité pouvait-elle se concrétiser de manière fiable et efficace ? Différentes politiques de pays du Tiers-Monde ont été présentées et analysées, confrontant leurs acteurs entre eux.
C’était une façon de nous situer dans la réalité du monde à ce moment-là, après la décolonisation, et après Mai 68 qui constituait le déclencheur d’une nouvelle manière d’être, en Occident tout au moins ; c’est-à-dire une manière de nous situer dans le monde à la fois individuellement et collectivement, mais un collectif étendu au monde entier.

Cela se passait dans une grande ville de province, et le soir, les retours se sont organisés de façon précipitée : comment partions-nous, avec qui, etc. Nous n’avons eu que quelques secondes pour nous dire au revoir. Je n’ai pas eu la présence d’esprit d’avoir les mots pour éventuellement prolonger notre relation. Elle non plus. Elle a eu l’air déçue ou vexée que je n’en dise pas davantage ou autrement. Elle s’est retournée immédiatement, et nous nous sommes quittés ainsi, sans aucun renseignement l’un sur l’autre. Peut-être était-elle impulsive ? Si je n’ai pas su, elle non plus. Je ne connaissais même pas son prénom…

J’ai vécu les années suivantes dans un état de manque, il me semblait que j’avais raté une rencontre majeure : étais-je amoureux ? Impossible de répondre sans avoir sa réponse. Était-elle amoureuse ? Impossible de le savoir. Il m’a fallu cinq ans pour que je retombe amoureux, et j’ai eu l’impression que c’est le deuil de ce premier amour qui m’a pris tout ce temps.
Ce n’était pas l’amour lui-même qui me turlupinait, c’était l’incertitude : pour que je puisse me laisser aller à être amoureux il fallait que mon amour soit réciproque. Sans sa réponse je ne pouvais pas savoir. Si elle m’avait dit qu’elle n’était pas amoureuse, j’aurais tourné la page, je me serais désinvesti. L’amour doit être réciproque sinon il devient morbide.
Ceci est l’histoire d’un désir intense qui ne se réalise pas, mais qui aurait peut-être pu se réaliser.

Quelques décennies plus tard, je racontais mon histoire à mon fils, il a eu une réaction spontanée immédiate : « On l’a échappé belle ! ». J’ai été surpris par sa réaction.

En fait, en écoutant mon histoire, il s’y situait dedans, et il prenait conscience immédiatement que si ma relation avec cette fille s’était réalisée, je n’aurais pas rencontré sa mère et il ne serait pas né, il n’existerait pas. Si j’avais réalisé ma rencontre avec cette femme, mes enfants n’existeraient pas. J’en aurais sans doute eu d’autres, mais pas eux. Et quand on est, quand on existe déjà, il est difficile et douloureux d’admettre qu’on puisse ne pas être, on subit en quelque sorte une pression de désexistence.

Mes enfants ont un très fort sentiment de continuer ma vie après être issus de moi. Je ne dis pas qu’ils veulent ou doivent continuer ma vie, je dis qu’ils se sentent « comme moi », mais à leur place et pour eux-mêmes, dans leur propre cheminement et leur propre histoire, sans que je leur demande ni leur impose quoi que ce soit. Aussi, quand je raconte mon histoire, c’est l’amont de leur propre histoire que je raconte.
Mais quand j’évoque une autre rencontre amoureuse que celle d’avec leur mère, c’est leur propre existence qui est remise en question.

L’histoire et le sentiment que mes enfants ont de leur existence viennent de moi, certes, mais à partir de ma rencontre avec leur mère. Ils me suivent dans mon désir, ils le continuent pour leur part, mais ils ne me suivent pas dans ma recherche amoureuse, parce que mes autres rencontres amoureuses éventuelles les excluent puisqu’ils sont nés de leur mère sans laquelle ils n’existeraient pas ; ceci est banal.

C’est une question de désir. De désir d’être. De désir de vivre sa vie.
En ayant des enfants on leur transmet ce désir, s’ils veulent le prendre et comme ils veulent le prendre. Mais, au moins pour le désir amoureux, ils ne tiennent compte que du désir réalisé : celui dont ils sont nés. Les autres désirs, potentiels ou virtuels, ne comptent pas.
Ce qui fait que nos enfants sont la concrétisation de notre désir, sa réalisation. Ils expriment la réalité de notre désir, alors que sans eux, nos désirs demeurent virtuels ou potentiels. Mon désir a été intense lorsque je l’ai vécu, mais il ne s’est pas traduit par une réalité par mes enfants ; au contraire, l’éventualité de sa réalisation les aurait niés.

Ainsi, nos enfants représentent le principe de réalité de nos désirs : parce qu’ils sont quelqu’un, quelqu’un d’autre, d’autre que soi, d’autre que chacun de leurs parents.
Ce qui fait que cette « réalisation du désir » s’exécute par une création d’altérité.
Ainsi, le principe de réalité du désir se réalise dans et par l’altérité.
L’altérité est donc fondamentale, ou fondatrice. Pouvons-nous exister sans altérité ? Non, c’est rigoureusement impossible.

Jean-Pierre Bernajuzan

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